21 années
- Pierre Malandrin
- 9 juin
- 16 min de lecture
“Les personnages de ce récit sont fictifs, toute ressemblance avec des personnages ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d'une pure coïncidence. En revanche, les faits racontés s'inscrivent dans une véracité historique recherchée”.
I
Henri marche silencieusement parmi les 196 tombes regroupées dans le « Tata » sénégalais de Chasselay dans le Rhône. Au sein de cette « enceinte de terre sacrée » rectangulaire, close par un mur ocre rouge brique, les angles et l'entrée principale sont surmontés d'une pyramide empennée de pieux. Ici reposent les corps de 186 tirailleurs sénégalais et d'autres pays d'Afrique occidentale tués lors de combats au Nord de Lyon, la grande majorité odieusement massacrée par la Panzer division SS Totenkopf (Tête de mort) en juin 1940 sur le lieu-dit « Vide-Sac ». Le regard d'Henri s'arrête sur la plaque blanche de Cheikh Sane, 21 ans, tué le 20 juin 1940.

Cheikh suit ses camarades du 1er bataillon du 25ème Régiment de Tirailleurs Sénégalais marchant le long de la route. Fait prisonnier, bras levés, il est épuisé après deux jours d'intenses combats sur Chasselay. Il ne sait pas si le fait d'être en vie aux mains de cette division SS est préférable au sort de ses amis tombés durant la bataille. Certes il est en vie mais il se sait à la merci d'un ennemi portant clairement des valeurs racistes. .
Paris est tombé le 14 juin et une partie de l'armée française, « l'armée des Alpes », cherche à tout prix à freiner la progression allemande vers Lyon, point stratégique du front avec l'armée italienne en guerre avec la France depuis le 10 juin.
Composant la 8ème Division d'Infanterie Colonial partie le 15 juin de Montélimar pour rejoindre les opérations du Nord-Est de la France, le 25ème régiment de Tirailleurs Sénégalais est quant à lui positionné le 17 juin au niveau de Chasselay.
Cheikh aura donc passé deux jours à préparer les défenses avant que l'armée allemande n'arrive aux portes de la ville le 19 juin. Après de premiers affrontements, le bataillon s'est regroupé sur les hauteurs proches du château Plantin. Le 20 juin, ce matin donc, il se revoit brûler cartouche sur cartouche pour repousser l'avancée des soldats allemands jusqu'à ce qu'une pluie féroce d'obus prépare l'assaut de la division SS. En fin d'après-midi, n'étant plus qu'une cinquantaine de survivants acculés et sans munitions, ils se sont rendus.
Une inquiétude mêlée d’incertitude l’envahissait déjà, maintenant qu’il était prisonnier de guerre. Il n'aime pas la façon dont ils ont été séparés en deux groupes : 52 prisonniers noirs d'un côté, 7 prisonniers blancs de l'autre. Il n'aime pas la façon dont les soldats de la division SS les regardent et par-dessus tout, il n'aime pas les deux énormes chars qui les suivent lentement en crachotant une fumée âcre dans un vacarme assourdissant. Ils lui font l'effet de deux molosses d'acier prêts à se jeter sur eux pour les écraser de leurs lourdes chenilles. Un soldat allemand perché sur la tourelle de l'un des chars tapote gaiement sa « monture » en regardant Cheikh dans les yeux.
Ce dernier détourne son regard, se concentre sur ses pas et continue de marcher péniblement, risquant de tomber à tout instant dans le fossé au bord de route, chute qui le condamnerait à coup sûr. Au bout de dix minutes de marche, des soldats allemands éructent des ordres qu'ils assènent à coups de crosse sur les malheureux tirailleurs qui sont à leur hauteur. Ils comprennent qu'ils doivent s'arrêter et un officier allemand indique sans un mot le champ en bord de route. En quelques secondes, ses troupes regroupent à grands cris les prisonniers sénégalais en rang face à l'étendue verte.
Cheikh entend dans son dos le bruit métallique de mitraillettes en train d'être armées. Il ne veut pas croire ce qui est en train de se passer. Un sanglot désespéré lui comprime la poitrine et il tourne la tête pour chercher l'humanité de ses voisins. A sa droite, le trublion du bataillon, Moussa, est en larmes. Les yeux fermés, il prie rapidement du bout des lèvres. A sa gauche, Assane dit « le bœuf » du fait de sa carrure, triture nerveusement le bandage qui couvre mal une blessure reçue à l’œil. Cheikh adresse un adieu silencieux à sa mère juste avant qu'un coup de feu au-dessus de sa tête ne les fasse tous partir en courant dans le champ.
Une course frénétique s'enclenche sans perspective de protection ou d'échappatoire. D'autres coups de feu claquent rapidement et Cheikh voit du coin de l’œil Moussa s’effondrer sans un cri. Il entend derrière lui des rires et des réactions enjouées. Il court en zigzaguant sous de nouveaux tirs et cette fois c'est Assane qui titube subitement et l'entraîne lourdement dans sa chute. Tombé à plat ventre, Cheikh suffoque sous le poids de son ami mais se force à ne pas bouger pour se faire passer pour mort. Il entend une nouvelle rafale, longue et qui grêle le sol par intermittence en étant ponctuée de cris de douleurs. Puis un silence. Quelques secondes cruelles d'incertitude devenant une torture pour Cheikh lorsqu'il entend des tirs de pistolet disparates qui achèvent des camarades. Il panique puis ne peut s’empêcher de hurler lorsqu'il entend le vrombissement des deux chars et sent la terre trembler sous les lourdes chenilles venues l’écraser.

Henri reprend sa marche silencieuse sur les pavés ocres et s'arrête pour embrasser du regard l'ensemble de ces vies massacrées par la barbarie nazie. Il fixe brièvement le drapeau français qui flotte mollement au-dessus de ce crime de guerre. Le 18 juin 1940, la veille des affrontements sur Chasselay, Lyon était déclarée "ville ouverte" à la demande du député-maire Edouard Herriot, et du préfet du Rhône, Emile Bollaert. Les forces françaises avaient donc pour ordre de se replier sans acte de résistance mais dans le climat de confusion qui régnait alors, une partie de l'armée des Alpes considérait la défense de ce secteur comme essentiel et a enjoint ses troupes à tenir « sans esprit de recul » .
II
Henri marche silencieusement parmi les croix du cimetière de La Cambe qui rassemble 21 222 soldats allemands tombés durant la bataille de Normandie. Il est saisi par la sobriété du lieu dominé en son centre par une grande croix noire de lave située en haut d'un tumulus. Autour sont réparties au sol en 49 terrains rectangulaires, les plaques des tombes en terre cuite. Des croix symboliques sont regroupées par cinq pour représenter la camaraderie. Son regard s'arrête sur une plaque gravée du nom d'un soldat de 21 ans, Wilhelm Whal, fauché le 7 juillet 1944.

Une nouvelle détonation projette de lourds gravats et Wilhelm rentre la tête dans ses épaules en se collant à un angle de la rue. Voilà 30 longues minutes que 467 bombardiers de la Royal Air Force, striant le ciel de fin de soirée du 7 juillet 1944, tapissent de bombes Caen pour atteindre les défenses allemandes regroupées dans les faubourgs Nord. La ville, du fait de sa position et son environnement, est un objectif stratégique pour les Alliés afin d'établir une solide tête de pont pour avancer vers l'Est et le Sud.

Malgré deux opérations menées en juin (Perch et Epsom), l'armée britannique n'a pas réussi à prendre Caen et après plusieurs semaines de siège par le 1er Corps composée de 3 divisions d'infanterie, l'opération Charnwood a démarré le 7 juillet 1944. Elle s'appuie sur une utilisation massive de bombardiers devant, en théorie, pilonner les défenses allemandes et remonter par ce biais le moral des troupes ayant déjà subi plusieurs revers. Stratégie qui interpelle par l'impact funeste qu'elle aura en conduisant à la destruction de près de 80 % de la ville et la mort de milliers de civils français.
Wilhelm fait partie de la « 12ème SS-Panzer-Division » dit HilterJugend car composée de soldats issus des « Jeunesses Hitlériennes » de la classe 1926. Lui n'a pas intégré les rangs des Jeunesses Hitlériennes de son plein gré. Lui et son petit frère faisaient partie de l'Evangelische Jugends, organisation de jeunesse de l'Eglise protestante, qui a été fusionnée en 1936 avec l'organisation hitlérienne. Sa rencontre avec la jeunesse hitlérienne à l'âge de 13 ans fut difficile moralement. Ses parents lui avaient inculqué des valeurs de respect, d'ouverture et de droit à la différence alors lorsqu'il a dû côtoyer dans un cadre disciplinaire des adolescents aux cerveaux lavés par le IIIème Reich , il n'a pas eu d'autre choix que de subir et se taire.

Wilhelm aperçoit justement de l'autre côté de la rue Hans, un jeune sous-officier qui martyrisait bon nombre de jeunes recrues de la Division lors du camp de formation de Beverloo en Belgique il y a un peu plus d'un an. La cruauté des aînés envers les plus jeunes était encouragée et certains ne s'en privaient pas pour gagner le respect des officiers. Wilhelm revoit cette scène ignoble durant un exercice effectué en plein hiver visant à ramper dans la boue sous des fils barbelés pendant qu'une partie de la section tirait sur des cibles à balles réelles au-dessus de leur têtes. Hans avait harcelé un jeune garçon de 12 ans pour recommencer l'exercice au moins une dizaine de fois alors que le garçon avait très vite eu les bras écorchés à vif, les genoux en sang et était transi de froid. Il avait fini par être envoyé à l'infirmerie après avoir été sorti des barbelés, immobile, en état de choc et Wilhelm ne l'avait plus jamais revu.
C'est Hans qui tremblote désormais dans cette rue de Caen. Assis, recroquevillé et lâchant des jappements paniqués à chaque bombe qui éclate, il baisse la tête entre les genoux. Wilhelm lui lance un regard mêlant compassion et désintérêt et étudie les rues à franchir qui le séparent du reste de son unité positionnée au sud-ouest du centre-ville. Il sait que ce bombardement n'est que le premier volet d'un assaut et qu'il va falloir se préparer à l'attaque terrestre qui va suivre. Observant les groupes d'avions dans le ciel embrasé, il adresse une pensée à ses parents qu'il conclut par un baiser à sa manche dans laquelle il a cousu un bout de l'uniforme de son frère tombé 1 mois plus tôt lors de l'opération Perch.
Il profite d'une légère accalmie, s'élance, passe à côté de Hans sans un regard, sautille pour esquiver les plus gros décombres, aperçoit des membres de cadavres de civils français avant que de nouvelles détonations se fassent entendre. Elles sont différentes cette fois et il reconnaît rapidement les sons de tirs d'artillerie. La deuxième phase de l'attaque s'amorce, il accélère le pas. Le pilonnage fait trembler le sol et Wilhelm n'a pas le temps de voir l'important effondrement d'une partie de l'immeuble qui lui tombe dessus.

Henri reprend sa marche silencieuse dans les allées habitées d'une paradoxale quiétude alors qu'elles sont emplies de morts violentes. Il est marqué par la sobriété de ce cimetière qui exprime presque une pudeur à l'égard de ces vies emportées. Pourtant bon nombre de ces jeunes voire très jeunes soldats allemands étaient enrôlés de force lorsque les Jeunesses Hitlériennes furent rendues obligatoires pour tout jeune à partir de 1939. Il n'en reste pas moins que ce fanatisme inculqué dès le plus jeune âge a conduit à des crimes de guerre odieux sur la route de la 12è division SS notamment à Ascq où 86 civils ont été fusillés en avril 1944 en représailles à un sabotage ferroviaire. Il n'en reste pas moins que le fascisme peut conduire des enfants innocents vers la monstruosité avec une effrayante malléabilité lorsque systémique.
III
Henri marche silencieusement dans l'allée principale du cimetière de Colleville-sur-mer qui surplombe la plage d'Omaha Beach. Derrière lui, le Mémorial en demi-cercle au centre duquel se dresse une statue de bronze de 7 mètres de haut représentant « L'Esprit de la jeunesse américaine s'élevant des flots ». Il essaie de balayer du regard l'ensemble des 9 387 croix de marbre blanc réparties en 10 carrés qui quadrillent la pelouse impeccablement tondue. Son regard s'arrête sur la croix blanche d'un soldat, Harrison Milton, originaire du Massachusetts, emporté le 6 juin 1944.

Harisson baisse la tête sous une nouvelle salve d'artillerie allemande qui sermonne la mer et projette des gerbes d'écumes dans son Landing Craft Véhicle Personnel (LCVP). Ils sont 36 soldats de la 1re division d'infanterie, la Big Red one, agglutinés dans cette barge fabriquée en contreplaqué bleu marine. Ils font partie de la première vague de débarquement lancée sur Omaha Beach composée de 1 450 hommes accompagnés d'une soixantaine de chars.
Originaire de Boston, il a grandi avec les embruns de l'océan et les sorties de pêche avec son père lui ont donné le pied marin mais là Harisson en a ras le bol de la Manche. Avant l'approche finale de son LCVP, il a fait la traversée à bord de l'USS Samuel Chase depuis Castletown, port de l'île de Portland en Angleterre et point de départ de la Task Force O fléchée sur Omaha Beach.

Le temps passé à Castletown a principalement été consacré à la préparation logistique et au chargement de matériel militaire. Autour de cette effervescence des préparatifs, il y eut des moments de calme durant lesquels Harrison gagna un sacré nombre de cigarettes en pariant aux fléchettes. Si l'atmosphère se voulait détendue, elle masqua avec peine l'appréhension collective lorsque le 2 juin, ils reçurent l'ordre de quitter le port à bord de Landing Craft Tanks pour rejoindre leur cargo de transport mouillant au large.

Malheureusement, une tempête en mer les força à passer deux longues journées d'attente à bord. Promiscuité, ennui, stress, rumeurs sur la présence de sous-marins U-Boat prêts à couler les navires dès qu'ils auraient quitté leur port d'attache avant que ne vienne finalement l'annonce d'un débarquement pour le 5 juin.
A cette nouvelle, certains ont eu le visage dur et fermé, d'autres ont cherché à se rassurer en prédisant la raclée à venir pour l'ennemi. Le 4 juin à l'aube, les moteurs se sont allumés sous un crachin matinal et Harrison a passé de longs moments à contempler cette armada de près de 60 navires en tout genre se mettre en mouvement. Il était angoissé par la signification de ce départ et s'accrochait à l'imposante présence des cuirassés les escortant. Il savait que cette vue serait encore plus incroyable lorsqu'ils auraient rejoint la zone maritime dite Piccadilly Circus prévue pour rassembler les cinq forces avant que chacune d' elles n'aille vers sa plage de débarquement.
Cependant, la tempête persistante sur la Manche devint trop contraignante et très vite, ils durent faire demi-tour pour retourner au port. L'effet de ce faux départ fut compliqué à gérer d'autant que la fenêtre stratégique combinant une marée basse et la pleine Lune (pour mieux anticiper les fortifications des plages) devenait très fine. Certains soldats à bord commençaient déjà à parier sur un report en septembre 1944 mais c'est Eisenhower qui gagna ce pari lorsque le lendemain l'armada reprit la mer pour un débarquement le 6 juin.
En ce 6 juin matin ,le LCVP hoquette sur les flots tumultueux et les mains crispées sur son fusil M1 Garand protégé par une housse étanche, Harrison peste contre ce terrible mal de mer qui lui cisaille les tripes. Il a pourtant l'habitude de la mer mais le petit-déjeuner anxieux pris à l'aube ne passe pas. Il prie pour que les bombardements aérien et naval fassent leur travail de sape sur les défenses et qu'il n'aura pas trop de mal à se déplacer et se repérer avec tout ce barda sur le dos. Le moteur diesel du LCVP gronde en ralentissant à l'approche de la plage et il adresse une dernière pensée à son père. L'angoisse comprime sa poitrine tandis qu'il se concentre sur la porte de la barge qui commence à s'ouvrir. 6h35, il sera parmi les premiers à sortir sous le déluge de balles.

Henri reprend sa marche silencieuse dans les allées de croix avec la mer non loin qui murmure son éternelle mélodie. Elle qui fut démontée et rouge de sang le 6 juin 1944 est aujourd'hui sereine et scintillante sous un éclatant soleil normand. Le bleu et le vert de la pelouse se superposent pour former un linceul sur tous ces rêves et projets de vie emportés. Malgré ce coûteux prix en vie humaine des deux côtés, l'opération Neptune reste dans les esprits comme le symbole d'une opération militaire d'envergure et victorieuse. Henri scrute les croix blanches et celles vues au cimetière de La Cambe et se demandent ce qu'en penseraient les gars gisant juste en dessous.
IV
Henri marche silencieusement parmi les 187 croix blanches identiques de la nécropole de Vassieux-en-Vercors. Ce lieu de mémoire rassemble les sépultures de maquisards et civils tombés lors de combats sur le plateau du Vercors dont l'intensité s'est cristallisée entre le 21 et 23 juillet 1944. A l'extérieur, les restes métalliques d'un planeur DFS 230 de la Luftwaffe rappelle que le Reich envoya près de 400 hommes sur ces 3 jours à l'assaut du plateau de Vassieux et ce en complément des 10 000 hommes engagés pour encercler cette forteresse naturelle que fut le Vercors. Le regard d'Henri s'arrête sur une croix gravée du nom de Maurice Blanrotin, 21 ans, fauché le 23 juillet 1944.

Depuis le 21 juillet au soir, Maurice et une dizaine de ses compagnons se sont retranchés dans les bois vers le col de Lachau après avoir fui leur village attaqué par surprise. Alors qu'il participait à l'aménagement d'un terrain d'atterrissage (dit « Taille crayon ») pour des avions alliés, une vingtaine de planeurs ont été aperçus au loin vers 9h du matin. Il y eut d'abord un fol espoir qu'ils soient les renforts Alliés attendus après le parachutage d'armes effectué une semaine avant. Mais cette espérance céda vite la place à la confusion puis à l'alerte générale lorsqu'ils reconnurent les croix noires sur les fuselages.
Dès 1943, Vassieux est un point stratégique, un site d'atterrissage du plan « Montagnards » qui visait à faire du Vercors une place forte pour asseoir la préparation d'un débarquement en Provence. Depuis le 14 juillet 1944, Vassieux est la cible de bombardements allemands réguliers en réponse au parachutage par les Alliés d'un millier de containers et le village a déjà subi de terribles représailles en avril 1944 menées par la sinistre Milice française. Les habitants sont encore marqués par de tels actes et voir arriver une vingtaine de planeurs remplis de commandos aéroportés provoqua une profonde appréhension.

Sous le feu de deux mitrailleuses lourdes en batterie positionnées à proximité de l'église, l'atterrissage des planeurs fut assez chaotique. Certains s'arrêtèrent juste au pied des habitations permettant à leurs commandos de faire feu très vite, d'autres rasèrent la zone d’atterrissage pour aller se poser vers des hameaux voisins et deux d'entre eux s'écrasèrent brutalement. Maurice avait son pistolet-mitrailleur Sten Mak II mais il n'eut que le temps durant cet assaut de se mettre à couvert au coin de l'église. Les troupes de la 157e division de la Wehrmacht avaient pris pied rapidement dans le village et tiraient sans distinction.
Au fil d'affrontements de rues en rues et malgré le renfort de groupes résistants voisins, les Forces Françaises de l'Intérieur (FFI) durent se résoudre à quitter le village. Au soir du 21 juillet, 110 habitants et maquisards avaient été abattus et Maurice garde en mémoire une vision d'horreur où il vit, tandis qu’il franchissait la dernière rue lui permettant de filer, 17 ouvriers du chantier du terrain d’atterrissage regroupés au pied d'un calvaire en train d'être abattus à la mitraillette.
Les survivants s'étaient éparpillés vers des hameaux voisins avant de contre-attaquer toute la journée du 22 juillet, profitant d'une météo pluvieuse empêchant l'arrivée de renforts aériens allemands. A force d'acculer l'ennemi, Maurice crut qu'ils arriveraient à reprendre le village mais le 22 au soir, il dormit à nouveau d'un œil dans les bois. Le 23 au matin, du haut du col de Lachau, Maurice avait observé avec amertume le vol silencieux d'une vingtaine de nouveaux planeurs allemands. Pour aider à la constitution d'un plan d'attaque générale prévu le soir, il s'était proposé pour une reconnaissance des abords du village afin d'identifier les positions ennemies.
Maurice court désormais le dos courbé sur le sentier sinueux qui monte vers le col de Lachau. Les ruines fumantes du village derrière lui, il s'arrête à nouveau pour reprendre son souffle. Il a la tête qui tourne tandis qu'il resserre le garrot sommaire qu'il s'est fait à la cuisse gauche suite à une balle reçue dans sa fuite. Il grimace et se sent de plus en plus faible mais se satisfait malgré tout d'avoir semé les deux soldats allemands. S'agrippant à un fourré pour reprendre son ascension, il trébuche une première fois, se redresse, pousse sur ce qui lui reste de force mais trébuche à nouveau lourdement. Prêt à s'écrouler, il est rattrapé par le bras salvateur d'un de ses compagnons venu à sa recherche après avoir entendu des coups de feu. Maurice se laisse aller dans cette étreinte fraternelle, il halète, brûlant de fièvre, glacé par son sang qui s'enfuit . Dans un dernier éclair de lucidité, il arrive à chuchoter à son ami les positions tenues par l'ennemi puis son regard s'éteint sur les reliefs de sa montagne.
Henri reprend sa marche silencieuse dans les allées en se demandant combien aujourd'hui auraient eu le courage de faire ce que ces maquisards ont réalisé. Résister à la pression de l'Occupation et du régime de Vichy, de la tentation de fermer les yeux sur les horreurs du régime nazi pour pouvoir rester en vie. Ces tombes sublimées par les reliefs majestueux du Vercors résonnent du Chant des partisans. Le 23 juillet en fin de journée, le chef militaire du maquis, François Huet, donna l'ordre de dispersion de ses hommes. L'attaque générale sur Vassieux-en-Vercors n'eut pas lieu et les derniers résistants durent fuir une armée allemande en quête d'une vengeance sanglante.
V
Henri marche silencieusement parmi les 16 142 tombes françaises de la nécropole de Fleury-devant-Douaumont surplombées par l'imposant bâtiment de l'Ossuaire de Douaumont qui abrite les restes de près de 130 000 soldats français et allemands inconnus tombés à Verdun.
Seulement 21 années séparent les deux guerres mondiales. La première d'une violence inouïe avait déjà traumatisé toute une génération par sa brutalité qui s'était jurée que cette guerre serait la « Der des der ». Pourtant, ses millions de morts ne suffirent pas à empêcher que ses répercussions deviennent le terreau de rancœurs nationalistes favorisant la montée du fascisme.
Henri remonte dans sa voiture, allume le moteur et écoute quelques secondes le poste radio. Il soupire en entendant le bulletin d'information qui parle de la politique de réarmement dans laquelle l'Europe se lance en 2025, de la montée en puissance des idées extrémistes et populistes dans beaucoup de pays dont certains se voulaient autrefois rempart contre ces idéaux nauséabonds.

Il regarde par le pare-brise l'alignement impeccable des croix de la nécropole. Les cimetières ou nécropoles qu'il a visités auparavant ne sont qu'un simple fragment de tous ces lieux dédiés à la mémoire de vies emportées par des faits ou des crimes de guerre. Pour tout visiteur, l'expérience ne laisse jamais indemne et chaque commémoration est là pour rappeler ce qu'il ne faudrait pas revivre. Pourtant cela ne semble pas suffire à arrêter la lente répétition de certains mécanismes funestes de l'Histoire et Henri se désole de constater que l'Homme reste, sous son vernis civilisé, guidé par une profonde bestialité insatiable visant à conquérir par la violence des territoires, et les ressources qui vont avec, pour imposer ses idéaux ou sa religion.
Avant de reprendre la route, Henri sort son téléphone et passe un appel. Lorsqu'il entend la voix jeune et dynamique de son fils à l'autre bout du fil, il s'éveille
- Salut p'pa !
- Salut mon grand ! Alors qu'as-tu prévu de beau aujourd'hui pour fêter ta 21ème bougie ?