Du difficile retour des déportés français à la commémoration de ceux qui ne sont jamais rentrés
- Loreleï Attolou
- il y a 20 heures
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En 1956, le Comité de censure français exige qu’une image d’archive soit modifiée dans le film Nuit et Brouillard d’Alain Resnais. On y voit un gendarme français surveiller le camp de Pithiviers. Les auteurs et producteurs du film sont alors contraints de couvrir le képi du gendarme afin de masquer la présence française. Après pourtant une décennie de silence, même en France, on peine encore à adresser cette tragédie que fut la déportation vers les camps de la mort. Si le rapatriement des anciens prisonniers s’avère être une épreuve logistique, leur réinsertion souligne la fragilité de la société d’après-guerre.
Le retour des survivants
Le rapatriement
Eisenhower, déclare après sa visite du camp récemment libéré d'Ordhruf, que « Si certains (dans son armée) ne savaient pourquoi ils se battent, maintenant ils le savent ». Pour toutes les armées alliées, la libération des camps et la découverte de la réalité des prisonniers déclenche la surprise puis l’horreur, mais elle renforce la détermination des soldats.
Les déportés, affaiblis et malades, désirent rentrer au plus vite. Cependant, ils doivent prendre leur mal en patience. Le ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés (PDR) voit le jour en 1944 et rassemble des organismes comme le Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés (MNPGD), qui compte François Mitterrand, prisonnier évadé, parmi ses membres fondateurs. Les libérateurs (les Américains, efficaces, et les Soviétiques, plus lents) s’occupent en priorité des prisonniers de guerre, et les conditions sanitaires exigent souvent des mesures de quarantaine. Chaque rapatrié passe par un examen médical, un interrogatoire, et enfin un examen financier : l’ancien prisonnier de guerre a droit, pour compenser les pertes pécuniaires qu’il a subies lors de sa détention, à un rappel de solde, à une prime d’accueil, à une prime de démobilisation, à des allocations militaires variables selon sa situation matrimoniale et le nombre d’enfants à charge. À chacun est remis un titre de transport gratuit, avec un colis de route contenant de la nourriture. En théorie tout au moins, car la situation dans le pays est très difficile, et la distribution des rations change d’un endroit à l’autre, ainsi qu’en fonction des réserves disponibles. Les rations varient également selon le moment où une personne revient et son statut. Ceux qui reviennent en avril ou mai reçoivent le plus de nourriture, tandis que les déportés reçoivent le traitement le meilleur.
Le retour au bercail
Le retour des déportés entraîne des polémiques. Certains arborent leurs tenues rayées comme des étendards, et constituent, aux yeux des autres prisonniers de guerre et requis du travail, une « aristocratie concentrationnaire ».D’autres ne veulent, ne peuvent et n'osent parler de ce qu'ils ont vécu. De plus, la population française estime avoir suffisamment souffert de l’occupation et demeure préoccupée par les problèmes domestiques, donc hermétique à la tragédie des déportés.
L’enthousiasme est rarement au rendez-vous. Dans Les Exclus de la victoire (éd. SPM, 1992), l’historien François Cochet donnait la parole à de nombreux anciens prisonniers. L’un d’entre eux se rappelait avoir été reçu par sa famille « avec indifférence » et s’empressait d’ajouter : « Ils avaient aussi leurs problèmes. » Un autre, qui avait foncé de la gare du Nord jusque chez lui, avait été reçu par un simple : « C’est toi ? » Il commentait : « On ne s’était pas aperçu de mon absence, j’avais découché du quartier et j’y rentrais en douce avant l’aube, sur la pointe des pieds ».
Le sous-lieutenant Jacques de La Vaissière, prisonnier de guerre libéré par l’armée Russe, commente : « C’est trop terne, trop froid. On rentre en catimini, par la porte de service, presque honteusement…» Ces retours en demi-teinte débouchent parfois sur un drame, quand la séparation éloigne les couples et rend les parents étrangers aux enfants.
Dans les récits d’après-guerre, on privilégie la victoire et la bravoure de la résistance, ce qui peut expliquer en partie l'occultation des particularités du camp d'Auschwitz.
Un ancien prisonnier de Dachau, dans un cinéma qui diffuse des actualités sur les camps, entend quelqu’un dire derrière lui : « Ce n’est pas possible, si ça avait été aussi dur que ça, ils ne seraient pas revenus… ». Même les prisonniers de guerre se sentent en décalage dans cette société d’après-guerre. Il ne peut soutenir la comparaison avec les combattants de la France libre, encore mobilisés aux côtés des Alliés.
La réinsertion
Le ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés (PDR) est dissous en janvier 1946 et remplacé par le ministère des Anciens combattants et Victimes de guerre, « qu’on a failli nommer ministère du Retour et de la Réinsertion », mentionne François Cochet dans Les Exclus de la victoire.

A la faveur d’une ordonnance prise le 1er mai 1945, les prisonniers et déportés ont trois mois pour demander leur réintégration dans l’emploi qu’ils occupaient avant leur départ. Si c’est impossible, il est décidé qu’ils bénéficieront d’une priorité d’embauche. Les circonstances favorisent largement l’accomplissement de ces directives. Au lendemain de la guerre, alors que tout est à reconstruire, le marché de l’emploi, en France, ne pose aucun problème. En 1946, on compte 131 offres d’emploi pour 100 demandes. Cette conjoncture permet à de nombreux anciens soldats de se réinsérer professionnellement, bien que cette opportunité ne soit pas accessible à tous.
Interrogé par François Cochet, Jacques de La Vaissière, ancien prisonnier, jugeait qu’un quart de ces hommes ne s’en étaient pas remis, devenant des « ombres survivantes », qu’un autre quart avait « fait les importants en transformant leur malheur en mérite », et qu’une bonne moitié avait voulu, « ayant beaucoup souffert et réfléchi en purgatoire, compenser cinq ans de non-vie, de famine, d’anxiété, d’humiliation, par un sursaut, une réussite dans leurs milieux, à leur niveau. Beaucoup, en fait, ont réussi ».
L'émergence des mémoires de la déportation
Lorsque les survivants des camps sont revenus, l'attention accordée à ces héros a fini par se transformer en une incrédulité accompagnée d'une certaine mauvaise conscience, et a rendu la communication autour de la tragédie des camps de plus en plus difficile.
Dans les années 1950, la mémoire de la déportation se manifeste progressivement, grâce à l'action associative et commémorative, et la mise en valeur des témoignages dans les médias, mais aussi à la recherche historique menée sur ces sujets. Les associations de déportés établissent des lieux de mémoire autour desquels elles organisent des cérémonies à l’attention de leurs camarades morts dans les camps. Elles expriment le souhait d’une date réservée au souvenir de la déportation. La loi n° 54-415 du 14 avril 1954 consacre le dernier dimanche d'avril au souvenir des « victimes de la déportation et morts dans les camps de concentration du IIIème Reich au cours de la guerre de 1939-1945 ». Cette loi, adoptée à l'unanimité par le Parlement, fait de ce dimanche une journée de célébration nationale, composée de cérémonies officielles.

Les histoires de la déportation portent des valeurs puissantes que leurs promoteurs cherchent à diffuser, notamment auprès de la jeunesse. En 1954, le Réseau du Souvenir publie une anthologie sur le système concentrationnaire pour éduquer les générations futures. Henri Michel, historien et secrétaire général, travaille à l'intégrer dans les programmes scolaires et universitaires, soulignant la nécessité d'idéaux moraux pour soutenir la civilisation. Des initiatives éducatives sont intégrées à la Journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la Déportation, pour rappeler aux élèves la solidarité envers les victimes des camps nazis.
Le Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés (MNPGD) poursuit un double objectif : commémorer les morts et entretenir la mémoire collective. Les associations des camps s'engagent à aider leurs membres, défendre leurs droits et honorer ceux qui ont été assassinés. Elles rappellent également les atrocités nazies pour empêcher la résurgence de régimes autoritaires. Pour cela, elles organisent, en fonction des possibilités offertes par les transports et le statut des camps, des pèlerinages et érigent des monuments commémoratifs en France.
Dès la fin des années 1950, les associations notent l'ignorance autour de ce sujet et la faible imprégnation du message civique qu'il porte. La sortie en 1963 du film de Bertrand Blier Hitler, connais pas renforce cette observation et suscite une réaction notable de toutes les organisations. Les rapports avec la jeunesse sont initialement tendus. Souvent, c'est avec une certaine appréhension que les rescapés observent ses réactions. Le mouvement déporté exprime un regard critique sur la contestation étudiante de Mai 68.
Et maintenant?

En 2022, une enquête IFOP montre que la Shoah est bien identifiée par la jeunesse française. L’école joue plutôt bien son rôle, et est le premier vecteur d’informations. Nos enfants estiment qu’il est important d’enseigner la Shoah aux jeunes générations afin d’éviter que cela ne se reproduise. A nous tous d’y contribuer