
6 juin 1944. L'opération « Neptune » plus connue sous le nom de Débarquement, déploie sur les plages normandes 156 000 hommes, près de 200 000 véhicules, le tout encadré par des centaines de navires. Une immense armada déployée le « Jour J » qui demande encore de nos jours, de sacrés efforts d'imagination pour la visualiser en train d'approcher les côtes françaises.
Et pourtant, les Alliés ont réussi à faire arriver une telle flotte partie d'Angleterre dans la nuit, non seulement sans être inquiétée par des raids de l'armée allemande durant la traversée mais qui plus est vers un lieu où on ne les attendait pas vraiment : la Normandie.
Si Hitler a fait bâtir le Mur de l'Atlantique qui s'étend des côtes basques jusqu'à la Norvège, le linéaire de lieux potentiels pour débarquer est trop vaste pour que les allemands puissent défendre les plages de manière égale. Pour les Alliés il est donc impératif de détourner l'attention de l'ennemi le plus loin et longtemps possible de la destination qu'ils choisiront.
C'est ainsi que l'opération "Fortitude" est pensée. Objectif crucial pour garantir la préparation et le déroulement du "Jour J" mais également pour le déroulé de la Bataille de Normandie, l'opération « Overlord ».
Fortitude, une opération en deux temps
En 1943, l'ouverture d'un nouveau front à l'Ouest de l'Europe devient l'objectif stratégique prioritaire des Alliés. En effet, Hitler s'enlise à l'Est où l'Armée rouge lui a infligé de lourdes défaites notamment durant la bataille de Stalingrad de l'hiver 1942. Au Sud, les Britanniques ont mis un solide pied en Afrique du Nord après avoir défait Rommel à El-Alamein en Egypte suite à une victoire tenace de l'armée française à Bir-Hakeim. La forteresse de l'Europe est la prochaine cible pour pouvoir renverser le cours de la guerre.
Les Alliés installent en janvier 1943 le "Chief of Staff to the Supreme Allied Commander" (COSSAC) afin de choisir un lieu de débarquement et de planifier les importants préparatifs. Face à l'enjeu crucial lié au transport des troupes, l'Angleterre est logiquement positionnée comme base pour centraliser toute la logistique nécessaire au débarquement.

En août 1943, sous l'égide du général britannique Frederick Morgan, les plages de Normandie sont officiellement choisies par le COSSAC parmi d'autres options étudiées comme les côtés bretonnes (trop lointaines pour avoir un appui de l'aviation de chasse alliée), hollandaises (trop souvent inondées) ou belges (sur lesquelles de forts courants marins se jettent). Les Allemands eux se persuadent que les Alliés choisiront le bras de mer le plus étroit au niveau du Pas-de-Calais, et positionnent leur 15ème armée dans le Nord de la France.
Les deux camps s’épient et s'attendent à une confrontation importante. À partir de là, la ruse stratégique devint vitale dans les préparatifs du débarquement. Le 20 novembre 1943, l'opération Fortitude prend forme au sein d'une directive qui dresse trois objectifs : "faire croire au commandement allemand que l'assaut principal et les renforts viser[aient] le Pas-de-Calais ou l'est du Pas-de-Calais, encourageant ainsi l'ennemi à maintenir ou à accroître la puissance de ses forces aériennes et terrestres ainsi que ses fortifications aux dépens des autres zones, la région de Caen spécialement; Maintenir l'ennemi dans l'ignorance quant à la date et l'heure du véritable assaut ; pendant et après le véritable assaut, maintenir le plus de forces aériennes et terrestres allemandes dans ou à l'est du Pas-de-Calais pendant au moins quatorze jours".
Cette opération s'intègre dans un plan plus vaste regroupant un ensemble d'opérations de ruse que Churchill nomma "Bodyguard" car selon lui "en temps de guerre, la vérité est si précieuse qu'elle doit être escortée par un garde du corps de mensonges".
Fortitude se compose de deux volets distincts dans le temps basé sur une armée imaginaire de 350 000 hommes. Tout d'abord, Fortitude Nord qui doit faire croire aux Allemands que le débarquement aurait lieu en mai 1944 en Norvège. Pour ce faire, à coup de faux trafics radios et de fuites d'informations préméditées aidées par des agents secrets volontairement peu discrets, les Britanniques font croire à une concentration de leur armée en Écosse.
Puis Fortitude Nord laisse place à Fortitude Sud dont la tromperie se base sur un scénario fictif qui prévoit de lancer en juillet 1944 pas moins de six divisions à l'assaut du cap « Gris-Nez » dans le Pas-de-Calais et ce afin de reprendre Anvers puis Bruxelles. La stratégie consiste ainsi à renforcer la conviction du Reich pour défendre le Pas-de-Calais en le trompant également sur la temporalité du débarquement.
Fortitude et son armée factice
Pour crédibiliser encore plus l'armée imaginaire de 350 000 hommes, les Alliés créent le « First United States Army Group » (FUSAG) en lui attribuant un vrai général cette fois, le général américain George Patton que l'Etat Major allemand redoute pour ses faits d'armes
Les Alliés allèrent même jusqu'à donner corps à cette armée factice en créant de faux chars, navires et avions en bois ou gonflables qu'ils concentrèrent dans le Kent, au sud-est de l'Angleterre et ce avec l'espoir qu'ils soient repérés par l'aviation allemande en plus des transmissions radios intenses.
Pour la fabrication de cette fausse armée, les Alliés s'appuient sur les studios de cinéma Shepperton qui embauche également des comédiens pour organiser de fausses revue des troupes par le général Patton. Quelques chiffres de cette armée factice :
• 315 faux chars rigides
• 50 faux chars gonflables
• 36 escadrilles de faux Spitfires
• 20 escadrilles de faux P 51
• 250 faux LCT (barges de débarquement)
• Des milliers de tentes disposés pour simuler un un campement
Toutefois, les Alliés estimaient que cette ruse visuelle aurait des effets limités car les Allemands n'avaient pas d'espions en Angleterre et la Luftwaffe, très affaiblie, ne disposait pas d'assez d'avions pour survoler ces faux rassemblements. En plus des faux trafics radios utilisés à l'image de Fortitude Nord, il fallait donc s'appuyer sur un large réseau d'agents doubles qui pourraient distiller ces informations auprès des Allemands.
Parmi eux, certains noms célèbres comme celui de Juan Pujol Garcia (nom de code « Garbo »). Cet espagnol ayant une aversion pour les régimes fascistes se fait recruter tout d'abord en tant qu'espion au service des services de renseignement allemands, l'Abwerh. Lorsque qu'il lui est demandé d'aller au Royaume-Uni pour recruter d'autres espions, Garbo part s'installer au Portugal pour créer un réseau imaginaire d'agents infiltrés chez les anglais. Il continue à garder une crédibilité auprès de l'Allemagne en donnant des informations volontairement crédibles, puis par de nombreux faux messages écrits, il distille l'information renforcée d'un débarquement majeur vers Calais en juillet 1944.
Au final, l'opération Fortitude aura tellement intoxiqué l'Etat Major Allemand que ce dernier crût jusqu'à un mois après le débarquement du 6 juin 1944, que celui-ci n'était qu'un leurre et qu'il ne fallait pas mobiliser en renfort les 20 divisions postées dans le Nord de la France.
L'opération Bodyguard se déroula même jusqu'au jour J avec l'opération «Titanic », rendue célèbre dans le film « Le jour le plus long », consistant à ce que l'aviation britannique parachute près de 500 poupées de toiles baptisées « Rupert » remplies de sables ou de paille et équipées de charges explosives. Cette ultime diversion a rameuté une partie de l'armée allemande loin des vrais sites de parachutage.

L'information en temps de guerre et de crise est un levier crucial de déstabilisation ou de défense pour préserver les enjeux stratégiques civils ou militaires. « Fake news », campagnes de piratage informatique, drones et espionnage technologique, les moyens sont aujourd'hui légion pour créer le doute, la suspicion et la division dans l'opinion publique et les gouvernements. Churchill avait bien résumé l'enjeu en temps de guerre de protéger la vérité par un « bodyguard » de mensonges afin de préserver les objectifs militaires aux yeux de l'ennemi.
Toutefois, à l'heure des réseaux sociaux et de l'intelligence artificielle, on est en droit aujourd'hui de se demander si ce « bodyguard » n'est pas devenu une camisole de force emprisonnant la vérité au détriment de la préservation de la paix civile ou militaire.