L’envol des kamikazes : une tactique née du désespoir
- Romain Poirier
- 6 août
- 7 min de lecture
En 1944, la marine japonaise met en œuvre une tactique d'une brutalité sans précédent : lancer des attaques suicides au moyen d’avions pilotés par des hommes chargés de s’écraser délibérément sur les navires de guerre alliés. Ces unités, rapidement qualifiées par les Alliés d’escadrons suicides, furent par la suite connues sous le nom de kamikazes. Pour comprendre l’origine de cette stratégie extrême, il faut plonger dans un Japon acculé par la guerre, imprégné par des traditions culturelles et façonné par une propagande intense à destination de sa jeunesse militaire.

Photo de groupe de pilotes kamikazes japonais sur le terrain d'aviation de Chōshi, Japon, 1944 · © Auteur inconnu / Domaine public
Un empire en crise : le contexte de 1944
La situation militaire du Japon en 1944 est critique. Après une série de victoires en Asie et dans le Pacifique, la machine de guerre japonaise s'est peu à peu enlisée. Les forces alliées, menées par les États-Unis, reconquièrent les îles une à une et ciblent les forces japonaises en mer. La supériorité industrielle américaine est écrasante : le Japon ne peut rivaliser ni en termes de production d'armements, ni en termes de remplacement des pertes humaines et matérielles.
Les bombardements stratégiques américains commencent à pilonner le sol japonais, annonçant la possibilité d’une invasion de l’archipel. L'île d’Okinawa, un territoire stratégique situé au sud du Japon devient alors une cible convoitée par les États-Unis. Face à cette menace, l'état-major japonais cherche désespérément un moyen de renverser le cours de la guerre ou, du moins, d'infliger des pertes si coûteuses à l'ennemi qu'il serait contraint de négocier une paix plus favorable. C'est donc dans ce climat de défaite imminente et de nationalisme que l'idée des attaques suicides voit le jour.
L'émergence d'une tactique inhumaine : le « vent divin »
Si des actes de sacrifice individuel au combat n'étaient pas inconnus dans l'armée japonaise, l’organisation systématique d'unités d'attaques suicides constitue une innovation macabre propre à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette idée est attribuée au vice-amiral Takijirō Ōnishi.
Confronté à la perte des Philippines, stratégiquement vitales, au manque criant de pilotes expérimentés et à la pénurie d'avions modernes performants, Ōnishi propose en octobre 1944 la création des « unités d’attaque spéciale » (特別攻撃隊, tokubetsu kōgeki tai, souvent abrégé en tokkōtai).
« Pour moi, il n'y a qu'une seule façon d'assurer que notre maigre force sera efficace à un degré maximum. C'est d'organiser des unités d'attaques suicide composées de chasseurs A6M Zero armés de bombes de 250 kg, chaque avion s'écrasant en plongée sur un porte-avions ennemi ... Qu'en pensez-vous ? » - Takijirō Ōnishi (source: Inoguchi Rikihei, Nakajima Tadashi et Roger Pineau, The Divine Wind).

Le Vice-Amiral Takijirō Ōnishi, considéré comme le « père des kamikazes » · © Auteur inconnu / Domaine public
Le terme kamikaze (神風) apparaît peu après. Il provient de la combinaison des kanjis kami (神) signifiant « dieu » et kaze (風) (prononcé kazé) signifiant « vent ». Ce « vent divin » fait à l’origine référence à une légende du XIIIe siècle selon laquelle deux typhons auraient sauvé le Japon en détruisant les flottes d'invasion mongoles de Kubilai Khan. En réutilisant ce nom, les autorités militaires cherchent à insuffler un sentiment de fatalité héroïque, voire mystique, et à galvaniser les troupes et la population.
La première attaque kamikaze officiellement organisée a lieu lors de la bataille du golfe de Leyte, le 25 octobre 1944. Ce jour-là, l'escadrille Shikishima (traduisible en « belle île » caractérisant le Japon) est menée par le lieutenant Yukio Seki âgé de seulement 23 ans. Il devient le premier kamikaze à périr dans ce type d’opération. Son attaque s'avère tragiquement efficace : elle coule le porte-avions d'escorte USS St. Lo.
Aux yeux de Ōnishi, ces attaques sont un vrai succès militaire, compte tenu des lourds dégâts infligés aux navires ennemis. C’est ainsi que commence une longue et terrible série d’attaques suicides, devenues l’un des symboles les plus sombres du conflit dans le Pacifique.
Les racines du sacrifice : entre héroïsme, folie et propagande
La décision de recourir à de telles tactiques ne peut se comprendre sans prendre en compte le contexte culturel et idéologique du Japon de l'époque. Elle puise notamment ses racines dans le Bushido (武士道), le code d’honneur des samouraïs. Ce code valorise la loyauté absolue, le mépris de la mort et le sacrifice de soi pour son seigneur ou sa cause. Ainsi, le militarisme japonais du XXe siècle a réinterprété et instrumentalisé cette philosophie qui fut inculquée aux jeunes générations.
Par ailleurs, le culte de l'empereur Hirohito est aussi largement mis en avant par le gouvernement militariste. L’empereur est considéré comme une divinité vivante, descendant de la déesse du soleil Amaterasu. Mourir pour lui est perçu comme le plus grand honneur qu’un soldat puisse accomplir.
Ainsi, un endoctrinement intense dès le plus jeune âge est mis en place, présentant la guerre comme une croisade sacrée et la mort au combat comme un acte héroïque et purificateur. Se rendre à l’ennemi est synonyme de honte absolue. Des actes d’attaques suicide, comme lors de la bataille de Shanghai en 1932, sont également glorifiés par la propagande, qui les érige en modèles à suivre.
Enfin, face à la supériorité technologique des Alliées, certains chefs militaires voient dans les attaques suicides le seul moyen d'infliger des dommages significatifs en utilisant des ressources limitées. Un avion obsolète, piloté par un jeune recrue à peine formée, pouvait devenir une arme redoutable s’il était utilisé comme un projectile guidé.
Les « fleurs de cerisier » : qui étaient ces pilotes ?
Les pilotes kamikazes étaient souvent très jeunes avec un âge moyen d’environ 21 ans (parfois même des adolescents), issus en majorité de l'université. Si le volontariat était officiellement de mise, la pression sociale, le sens du devoir et l'atmosphère de ferveur patriotique rendaient le refus difficile, voire impossible pour ces jeunes soldats peu gradés.
Il s’agissait souvent d’étudiants inexpérimentés, recrutés puis formés à la hâte au pilotage et aux manœuvres de base. Cette formation express visait aussi à limiter le temps de réflexion, afin qu’ils n’aient pas le loisir de douter ou de prendre conscience pleinement de ce à quoi ils étaient destinés.
Avant leur ultime mission, ces jeunes hommes participaient à des cérémonies symboliques pour manifester leur loyauté absolue à l’empereur Hirohito. Ils rédigeaient des lettres ou des poèmes d’adieu à leurs familles, et arboraient souvent un hachimaki, un bandeau frontal blanc frappé du disque rouge du Japon, signe de détermination et de sacrifice.
Ces jeunes pilotes étaient souvent comparés aux fleurs de cerisier (sakura), magnifiques mais éphémères. Cette fleur incarne à la fois la beauté fragile de la vie et sa brièveté, un symbole en parfaite résonance avec leur destin. La sakura devient ainsi le symbole des kamikazes, omniprésente dans leurs lettres et poèmes d’adieu, comme dans ce vers de poème de Sasaki Hachirô (7 mars 1922 - 14 avril 1945), jeune étudiant de l’Université impériale de Tokyo :
« Kiyorakeki fukayama no yuki ni haetekoso / Ware mo kai aru yamazakurabana [je ne serai digne de la fleur de cerisier sauvage que si j’arrive, comme elle, à scintiller parmi les neiges pures des montagnes profondes]. » - Sasaki Hachirô (source : Miyazaki Kaiko, Derniers écrits des membres du kamikaze Tokkôtai).
On retrouve également la fleur de cerisier peinte sur le nez de certains avions, la symbolique florale, profondément ancrée dans la culture japonaise, conférait ainsi un sens spirituel et presque esthétique à leur sacrifice.
L’arsenal des kamikazes : des Zero aux Ohka
Les kamikazes utilisaient principalement des Mitsubishi A6M Zero, des avions de chasse légers, agiles et largement déployés par l’armée japonaise. Ces appareils, habituellement utilisés pour le combat aérien, étaient transformés en projectiles vivants en les chargeant d’explosifs.
Mais face à la nécessité croissante de causer un maximum de dégâts, des appareils spécialement conçus pour les missions suicides furent développés. C’est le cas du Yokosuka MXY-7 Ohka (桜花), littéralement « fleur de cerisier », une bombe volante propulsée par fusée, transportée sous le ventre d’un bombardier jusqu’à proximité de la cible. Une fois largué, l’Ohka piquait sur les navires ennemis à très grande vitesse, rendant tout système de défense quasi inefficace. Plus de 850 exemplaires de ce modèle ont été produits.

Un avion Yokosuka MXY-7 Ohka conçu spécifiquement pour les attaques kamikazes · © Alan Wilson / Wikimedia
D’autres avions, comme le Mitsubishi G4M Betty, plus massifs et moins maniables que les Zero, furent également utilisés dans des attaques suicides, parfois comme porteurs d’Ohka.
Il est également important de souligner que les kamikazes ne se limitaient pas à l’aviation. La marine impériale japonaise développa des unités similaires comme les Shinyō (震洋), « terreur de l’océan », des vedettes rapides chargées d’explosifs. Ces petites embarcations, souvent pilotées par un seul homme, étaient conçues pour foncer directement sur les navires ennemis. Capables de transporter jusqu’à 1,6 tonne d’explosifs, ces embarcations alliaient vitesse et discrétion. Comme les avions kamikazes, elles furent principalement utilisées lors des campagnes des Philippines et de la bataille d’Okinawa.

Exemple de Shinyō, conçu pour les attaques suicides navales · © Auteur inconnu / Domaine public
Héritage kamikaze : ce que la guerre a laissé
Les attaques kamikazes eurent un impact psychologique considérable sur les marins alliés, qui vivaient dans la crainte constante de ces assauts. En termes de bilan, l’efficacité réelle des unités kamikazes reste difficile à évaluer, notamment en raison de la propagande japonaise, qui avait tendance à exagérer les résultats obtenus.
Selon les sources, de 1944 à 1945, entre 26 et 47 navires alliés furent coulés et plus de 200 endommagés. Toutefois, la majorité des bâtiments touchés furent réparés et remis en service rapidement.
Sur le plan humain, les pertes alliées sont estimées à environ 7000 morts et des milliers de blessés. Cependant, il est difficile de distinguer précisément les pertes dues exclusivement aux kamikazes, car ces attaques survenaient souvent dans le cadre d’opérations plus larges.

Le porte-avions USS Bunker Hill en flammes après avoir été frappé par deux kamikazes en mai 1945 · © U.S. Navy / Domaine public
Malgré l’ampleur de ces pertes, l'efficacité globale des kamikazes était relativement faible : on estime qu’un avion kamikaze avait seulement 9,4 % de chances d’atteindre et de causer des dégâts significatifs à une cible, la majorité étant abattue avant d’atteindre leur objectif.
Du côté japonais, environ 3 800 kamikazes perdirent la vie, issus à la fois de la marine et de l’armée de terre. À la fin de la guerre, marquée par la reddition du Japon, le vice-amiral Takijirō Ōnishi, instigateur des unités kamikazes, se fit hara-kiri le 16 août 1945, laissant une lettre exprimant ses regrets.
Malgré ce coût humain effroyable, les kamikazes ne purent inverser le cours du conflit. Ils restent aujourd’hui un symbole ambivalent : à la fois incarnation de la brutalité extrême de la guerre, et du fanatisme auquel peuvent conduire un nationalisme exacerbé et un désespoir militaire profond.
Au Japon, la mémoire des kamikazes demeure controversée. Certains les considèrent comme des héros ayant accompli le sacrifice ultime, tandis que d’autres y voient les victimes d’un régime militariste implacable. Des lieux de mémoire comme le musée de la paix de Chiran, ancienne base aérienne d’où partirent de nombreuses missions, tentent de préserver leur souvenir tout en invitant à la réflexion sur les horreurs de la guerre.