L’exode silencieux des chefs-d’œuvre : comment l’art a t-il fui la guerre ?
- Johanna Chan
- 25 juin
- 8 min de lecture

Face au pillage et à la destruction, comment protéger l'héritage culturel transmis par les siècles ? Après les pertes dramatiques de la Grande Guerre, la Seconde Guerre mondiale sera marquée par l’une des plus vastes dispersions d’œuvres d'art de l’Histoire. Un récit fascinant sur le sauvetage et l'exode des trésors artistiques à travers un conflit dévastateur.
Comment la France a t-elle préparé la sauvegarde de son patrimoine artistique ?
Les enseignements de 1914-1918 : quand l’art devient une cible
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les dégâts sur le patrimoine national sont considérables. Dès février 1930, la plupart des pays européens ont entamé une réflexion sur les mesures à prendre en compte pour protéger leur richesse culturelle.
« Il y a une vraie crainte concernant la protection des œuvres en temps de conflit qui émane du souvenir de la brutalité de la Première Guerre mondiale et des nombreux bombardements, comme celui qui détruisit la cathédrale de Reims. Cette crainte amène les pays à réfléchir dès le début des années 1920 à la question de la protection des œuvres d’art en cas de nouveau conflit », explique Néguine Mathieux, directrice de la recherche et des collections du Louvre.
En 1932, le parti nazi gagne les élections législatives. La menace se confirme. Le devoir de préparer l’exil des objets d’art devient alors une évidence. Dès 1936, Henri Vernes, directeur des musées nationaux, demande aux conservateurs des muséums d’établir une liste des œuvres particulièrement inestimables et dont la protection immédiate est capitale. Une seconde catalogue les œuvres moins prestigieuses, mais qui pourront faire l’objet d’une évacuation. Cette étude est établie pour la collection du Musée du Louvre, mais aussi pour celle des musées régionaux.
L’objectif est clair : assurer la sécurité de dizaines de milliers d’artéfacts. D’autres créations, considérées comme moins importantes ou en mauvais état de conservation, malgré le risque de dommage, resteront dans leur lieu d’origine. La plupart d’entre elles seront entreposées dans les caves ou sous-sols pendant le conflit.
Un plan secret pour sauver l’art : naissance d’une stratégie nationale
Jacques Jaujard, haut fonctionnaire de l'administration des beaux-arts, et Henri Verne élaborent un plan méticuleux pour assurer le transport des œuvres vers des lieux plus sûrs.
Ils définissent :
les lieux d’accueils ;
les matériaux d’emballage pour le transport ;
les routes d’évacuation.
Une carte est dressée pour localiser les endroits de dépôt. Ces lieux se situent principalement dans l’ouest de la France. La plupart des bâtiments sont des châteaux provinciaux, mais on y trouve également des églises ou des abbayes.
Les dépôts sont sélectionnés en fonction de trois principaux critères :
leur éloignement des grandes villes de France susceptibles d’être bombardées ;
la solidité de leurs murs en cas d’attaque ou d’incendie ;
les conditions de conservation (humidité, risque d’incendie)
« Il a d’abord fallu trouver des endroits éloignés des grandes villes où il y avait des risques de bombardements. Les espaces choisis devaient également proposer de bonnes conditions de conservation pour éviter les incendies qui avec les bombardements étaient une autre crainte pour les conservateurs » précise la directrice des collections du Louvre.
Le 19 mai 1938, le château de Chambord est désigné comme le lieu de dépôt principal. Sa position à proximité de Paris en fait le lieu idéal. Il accueillera notamment les objets du Louvre, mais aussi ceux de quelques musées provinciaux. Aussi, 94 collectionneurs privés, comme Jean Zay et Fernand Léger, cacheront leurs trésors dans ces murs.

D’autres lieux emblématiques, comme le château de Coupvray, ont également accueilli de nombreuses œuvres entre 1943 et 1945. On estime qu’environ 450 œuvres ont transité par ce lieu, dont des œuvres de Courbet, Delacroix ou Jean-Baptiste Pierre.
Patrimoine en péril : le début de l’évacuation en 1939
Le 23 août 1939, après la signature du pacte germano-soviétique, l’insécurité est grandissante. Même si le programme a été soigneusement préparé, son exécution doit être rapide ! Immédiatement, les conservateurs se hâtent à mettre en caisse leurs collections pour les entreposer dans les caves de leur établissement ou faire procéder à leur évacuation dans les lieux répertoriés. Deux jours plus tard, soit le 25 août, les musées nationaux ferment leurs portes.
Plus de 70 dépôts accueilleront les œuvres d’environ 250 musées répartis sur tout le territoire en quelques jours.
Un exode sans précédent : quand les musées se vident pour survivre
La presse et l’ennemi ont rapidement pris connaissance de plusieurs bribes du plan d’évacuation. Un renforcement de la sécurité du projet est alors mis en place avec un système de codage. Les œuvres sont dispersées dans de multiples conteneurs pour brouiller les pistes. Chaque caisse est estampillée par une forme et une couleur. Celles marquées d’un point rouge caractérisant les plus précieuses. Ainsi, la Joconde, emballée dans une caisse en bois avec trois ronds rouges sur le côté, a été transportée de mains en mains sans que la plupart ne puissent deviner le précieux contenu.
Cependant, les Allemands découvrent assez vite les lieux de dépôt. La carte des positions est d’ailleurs finalement remise par les Français qui cherchent davantage la protection des œuvres que la dissimulation. Les soldats allemands partagent le même intérêt de protection. Leur but étant de rapatrier et s’approprier le butin à la victoire du conflit.
Entre quarante et cinquante convois sont mis en place pour transporter les contenants à partir du Louvre. Environ 4000 œuvres seront déportées vers d’autres lieux, dont la Joconde, la Vénus de Milo ou encore le Radeau de la Méduse. On assiste à une déferlante de va-et-vient de camions, chargés dans l’urgence. Dans cette nouvelle période de congés payés, la main-d'œuvre manque, mais en quelques jours, 6000 mètres cubes de caisses partent du musée conformément au plan instauré plusieurs années auparavant. « C’est une organisation colossale, une entraide se met rapidement en place avec notamment l’utilisation des camions de la Comédie-Française qui ont l’habitude de transporter de grands décors », raconte Néguine Mathieux.
Même si l’opération est une réussite, on peut noter quelques mésaventures : Le radeau de la Méduse avec sa hauteur de 5x7m a créé à lui seul un drame. Le tableau n’a pas pu être roulé, car Géricault avait utilisé du bitume pour rigidifier la toile. Un convoi exceptionnel a dû en assurer le transport. Dès les premiers kilomètres, le sommet du chargement a accroché les fils électriques de la rue et a plongé la moitié de la ville de Versailles dans l’obscurité. Imaginez l’inquiétude des accompagnants entre l’angoisse du climat politique et la concentration extrême demandée pour protéger la valeur de ce qu’ils ont possédé entre leurs mains.
Chefs-d’œuvre en cavale : la guerre comme toile de fond
Au fur et à mesure que la guerre a évolué, les œuvres ont été changées plusieurs fois de place afin de ne pas être pillées ou endommagées par le déplacement des combats.
C’est ainsi que la Joconde a connu l’un de ses plus grands voyages des Temps Modernes. Initialement cachée dans le château de Chambord dans le Loir et Cher, elle est ensuite partie successivement vers la Sarthe dans le château de Louvigny, puis dans l’Aveyron dans l'Abbaye de Loc-Dieu, puis vers le musée Ingres de Montauban et enfin dans le Lot dans le château de Montal, avant de retrouver sa place au Musée du Louvre.
« L'appétit des nazis pour l'art était inextinguible. Pour sauver ce patrimoine, il (ndlr: Jacques Jaujard) a caché les collections françaises grâce à un système qui a complètement embrouillé les nazis. Il créait des dépôts dans des villages isolés - car préservés des bombardements - et bougeait les œuvres en permanence de l'un à l'autre... Il faisait semblant d'être transparent, tout en étouffant les occupants sous la paperasse. Cela a marché ! » raconte Marie-Jeanne Marsault, médiatrice culturelle au musée de la Grande Guerre.
Entre pillage et résistance : l’art sous l’Occupation
En juin 1940, Hitler ordonne de saisir toutes les œuvres. Il établit une liste de celles dont il veut s’emparer à Amsterdam, Bruxelles ou Paris. Son objectif sera de créer un grand musée de l’art européen. Un lieu faisant l’apogée de l’art traditionnel en contradiction à « l'art dégénéré ». Cette expression officielle, imposée par le régime nazi, met en perspective l’attaque contre l’art moderne, comme celui de Picasso, Van Gogh ou Chagall. La construction du Führermuseum s'établira à Linz en Autriche, non loin de la ville natale du führer. Cette saisie servira également de gage pour une future négociation de paix.
Quinze jours après l’armistice, le pillage commence. Dans un premier temps, les nazis s’en prennent aux collections privées et aux galeries d’art dont les propriétaires sont juifs. Puis ils s’approprient le contrôle des musées nationaux, mais ils repoussent finalement la saisie des œuvres. L’expropriation du patrimoine juif est colossale. La majorité est amassée jusqu’en 1941, mais elle continue jusqu’en 1944. En quelques mois, les collections juives sont asséchées, on estime qu’environ 30 000 objets sont volés : tableaux, peintures, bijoux, meubles, etc.
Une partie du butin est stockée dans des musées nationaux. Ainsi, le musée du Jeu de Paume devient le dépôt central. Les œuvres sont classées en fonction de leur lieu de destination vers le Reich et seront régulièrement visitées par les hauts fonctionnaires allemands à leurs fins personnelles.
Entre 1941 et 1944, plus de quatre mille caisses sont envoyées de Paris vers l’Allemagne par convois. Jacques Jaujard, grâce notamment à ses relations entretenues avec des conservateurs allemands chargés de protéger le patrimoine français, continuera de mettre à l'abri les trésors nationaux. Tout au long du conflit, il s’emploiera activement à préserver les biens des convoitises peu scrupuleuses des soldats nazis.
En juin 1944, les alliés sont prévenus des lieux de conservation afin d’éviter les bombardements. À partir de 1945 et plusieurs années après, les œuvres regagneront leur musée d’origine.
Le bilan d’une opération sans précédent
Le patrimoine français entre miracle et désolation
Au Louvre, aucun dégât n’est à déplorer, malgré la proximité des combats. Le musée de Chambord n’a également connu aucune dégradation. Il s’en est cependant fallu de peu, quand, le 22 juin 1944, un avion américain s’est écrasé dans les jardins du château. Ainsi, toutes les œuvres les plus emblématiques regagnent leurs appartements sans dommage entre 1945 et 1949. « De clous à clous, il n’a rien
manqué », affirmait Lucie Mazauric, conservatrice de musée. Grâce aux précautions prises avant-guerre, la majorité de la collection demeurera intacte.
Malgré la réussite du plan de Jaujard, le bilan global sur le patrimoine artistique reste lourd. De nombreux musées et églises ont été durement touchés par des bombardements, notamment en Normandie, où des incendies ont ravagé des collections entières. Sans parler des pertes humaines des gardiens de ces bâtiments et de leur contenu, qui ont résisté face aux convoitises ou aux menaces allemandes de destructions en fin de guerre.
Par ailleurs, de nombreuses œuvres volées par les nazis aux juifs n’ont jamais été retrouvées. D’autres ont été détruites pendant le transport ou endommagées par des incendies ou par l’humidité.
Le rapatriement post-guerre : redonner vie aux collections dispersées
Dès 1945, la plupart des objets d’art regagnent le Louvre et les autres musées provinciaux. Le Louvre assumera alors une nouvelle mission : le tri et la restitution des œuvres d'art volées aux juifs. C'est dans cette optique que la Commission de Récupération Artistique (CRA) sera fondée.
Rose Valland, résistante de l’ombre, joue un rôle clé dans cette restitution. En tant que conservatrice au musée du Jeu de Paume, elle a secrètement compilé des registres détaillant le transit des œuvres : nom de l'œuvre, propriétaire, dimensions, date d'enlèvement, codification des caisses, etc. Grâce à ces précieux documents, l'unité spéciale alliée, les Monuments Men, parviendra à retrouver la plupart des œuvres volées. Finalement, plus de 60 000 pièces seront restituées à leurs propriétaires ou à leurs descendants.

On estime qu'environ 2000 œuvres appelées « MNR » (Musées nationaux récupération) restent en recherche de leur propriétaire. Les musées n’en sont pas propriétaires et continuent de chercher des moyens de les restituer.
On peut citer, par exemple :
« Nature morte au violon » de Jean-Baptiste Oudry,
« Portrait de femme » d’Antoine Van Dyck.
Les tableaux sont désormais exposés avec la mention « MNR », pour encourager les recherches et faciliter les restitutions.
Face aux tragédies de la guerre, des hommes et des femmes ont su se mobiliser pour protéger le patrimoine national. Cela aura permis, comme l’a écrit Rose Valland dans Le Front de l’Art, « de sauver un peu de la beauté du Monde ».