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Photo du rédacteurPaul Haupais

L'opération Barbarossa


Schéma représentant les territoires conquis par l'offensive allemande · © Auteur inconnu / Wikimedia commons / CC BY-SA 3.0

On oublie bien souvent, à l'instar des activités américaines et britanniques, que la Seconde Guerre mondiale s'est bien jouée dans les champs de l'Europe de l'Est. L'opération Barbarossa est l'incarnation de l'hubris totalitaire. Tout y est bouleversé : la démesure de l'assaut et la violence du conflit sont égales à l'endoctrinement fasciste et communiste, dans une bataille qui verra la perte de l'un des deux géants... Nous vous proposons le récit de la survie de la faucille face à l'attaque de l'aigle, dans une triple analyse idéologique, géopolitique et stratégique.


" L'Allemagne était trop grande pour l'Europe et trop petite pour le monde. "
Henry Kissinger


Une guerre aux sources anciennes... et idéologique.


"Dans le bolchevisme russe, nous devons voir la tentative entreprise par les juifs au XXe siècle pour atteindre la domination mondiale. Tout comme à d'autres époques, ils se sont efforcés d'atteindre le même but par d'autres processus, bien que liés intérieurement. Leur effort est profondément enraciné dans leur nature essentielle." Ces terribles phrases, toutes droites tirées de "Mein Kampf", devaient permettre à l'URSS d'entrevoir les plans machiavéliques du "Fürher" à l'encontre de leur récente nation. Dès 1924, Adolf Hitler, alors emprisonné dans la citadelle de Landsberg-sur-le-Lech, employait toute son énergie à la rédaction de son ouvrage politique, dénonçant explicitement les faiblesses des dirigeants russes, ainsi que la nécessité pour l'homme aryen de coloniser les terres de l'Est. Devenu, après l'accession au pouvoir d'Hitler, le programme officiel du parti, détaillant à la fois les idées politiques et mystiques d'un Guide fou de pouvoir, "Mein Kampf" envoie un signal clair aux soviétiques : "L'Allemagne est aujourd'hui le prochain grand objectif de guerre du bolchevisme." Cependant, on le verra, toute cette véhémence à l'égard du communisme n'alerte alors pas Moscou...



La plus grande... et la plus surprenante préparation


Avançons dans l'histoire jusqu'à des évènements encore plus étonnants. En 1939, l'Europe est à l'aube d'un basculement vers un conflit mondial : la guerre civile espagnole est parachevée par le Général Franco, l'Allemagne nazi remilitarise la Sarre et la Rhénanie (au détriment du traité de Versailles) mais annexe également l'Autriche... De plus, la conférence de Munich laisse les mains libres à Hitler pour s'emparer de la Tchécoslovaquie, malgré l'opposition claire de la France et de l'URSS. C'est le point de départ de la suprématie militaire allemande, qui peut maintenant reconstituer le mythique Reich. Mais Hitler n'entend pas s'attaquer à plus gros que lui... pour le moment. Le pacte Molotov-Ribbentrop, signé le 23 août 1939, permet d'établir une promesse de non-agression entre Berlin et Moscou. Staline est alors confiant dans la solidité de son traité, en déclarant notamment quelques heures après : "Le gouvernement soviétique prend le pacte très au sérieux, il [Ribbentrop] peut compter sur sa parole d'honneur que l'Union soviétique ne trahira pas sa promesse". Le 1er septembre, l'Europe s'embrase alors que la Wehrmacht envahit la Pologne. L'armée rouge lui emboîte le pas le 17 septembre, et le 3 octobre est signé le traité d'amitié avec le Reich. Jusque-là, rien ne semble pouvoir arrêter le jeu des deux grands totalitarismes, avec un Axe qui s'enrichit de la participation japonaise à partir de septembre 1940 -et qui n'est pas gêné par la politique non-interventionniste américaine- . Mais Hitler ne comptait pas seulement, comme nous l'avons vu précédemment, s'arrêter à Varsovie.


Il serait utile, à ce stade, de rappeler les capacités matérielles et humaines du IIIe Reich et de l'URSS au début de l'année 1941. La Wehrmacht est alors constituée de près de 3 millions d'hommes, de plusieurs milliers de blindés modernes et d'avions tout aussi avancés technologiquement. De plus, l'armée allemande est désormais passée maître dans l'art de la Blitzkrieg, la "guerre éclair", manœuvre stratégique ayant montré son efficacité contre l'Autriche, la France, la Pologne et la Grèce. A sa tête se hissent des officiers expérimentés, endoctrinés dans la volonté de reconstituer le grand "Lebensraum" (Espace vital) allemand. A côté, l'Union soviétique fait pâle figure. Les corps d'armées, diplomatiques et de renseignements se remettent à peine des grandes purges staliniennes trois ans plus tôt, ayant par endroit "supprimé" 90% des anciens officiers qui constituaient l'armée rouge. C'est pour cette raison que Staline n'a jamais réellement pris connaissance des intentions allemandes, du moins jusqu'au déclenchement de l'opération. De plus, les bolcheviques font face à de profonds retards technologiques : les équipements militaires, blindés comme avions, sont obsolètes et n'ont d'ailleurs pas fait le poids face aux nouveaux équipements allemands pendant la guerre civile espagnole.


C'est pourquoi les officiers soviétiques ont peur. Filipp Golikov, chef du GRU, service de renseignement soviétique, effrayé par la destinée de ses prédécesseurs, a ainsi fourni à Staline ce qu'il désirait entendre et non ce qu'il aurait dû entendre, élément crucial dans la débâcle soviétique. Par exemple, alors que l'armée allemande massait 120 divisions à la frontière soviétique en mai 1941 (soit près de 70% des effectifs allemands), Golikov affirmait à Staline qu'un nombre égal de divisions était tourné vers l'Angleterre, soit 120 de plus qu'il n'en existerait en réalité. Ces informations biaisées sont doublées d'un certain déni de Staline, qui ne veut pas croire que l'Allemagne prépare une invasion. Il déclare d'ailleurs le 5 mai 1941 devant de jeunes militaires promus :


" En 1870, les Allemands ont battu les Français. Pourquoi ? Parce qu'ils combattaient sur un seul front. Les Allemands ont connu la défaite en 1916-1917. Pourquoi ? Parce qu'ils combattaient sur deux fronts".
Joseph Staline, le 5 mai 1941

Ce raisonnement presque naïf illustre la certitude stalinienne : l'URSS n'a rien à craindre. Moscou aide même l'Allemagne, avec deux pactes commerciaux signés en février 1940 et en janvier 1941. Le Kremlin expédie même de précieuses ressources au Reich, comme du pétrole ou du blé, lui assurant jusqu'à presque deux tiers de sa consommation... En outre, ces ravitaillements ne seront stoppés qu'après le début de l'invasion.


Photographie de la poignée de main échangée par Staline et Ribbentrop.
Poignée de mains historique entre Staline et Ribbentrop au Kremlin · © Auteur inconnu / Bundesarchiv / CC-BY-SA 3.0


La plus formidable offensive de l'histoire.


Hitler est donc prêt, après l'occupation de la Yougoslavie et de la Grèce en avril 1941, à s'occuper du front Est. Les moyens déployés à la frontière soviétiques sont titanesques : au total, c'est 3 800 000 hommes, 4300 blindés et autant d'avions que le Reich aligne pour étendre l'espace vital allemand. Staline, toujours plongé dans l'incertitude jusqu'à la dernière minute, consent mollement à la mi-juin à redéployer quelques divisions près de la frontière, poussé par le Maréchal Joukov, l'un des rares généraux soviétiques épargnés des purges staliniennes. Celui-ci jouera, plus tard, un rôle déterminant dans la guerre.


Le 22 juin 1941, à 4h du matin, l'armée allemande enfonce la frontière russe, sans aucune déclaration de guerre. La surprise est totale au Kremlin. Pétrifié, Staline est persuadé pendant encore quelques heures qu'il s'agit d'une initiative de quelques soldats allemands et qu'Hitler ne l'aurait pas permis. Cependant, le dictateur se rend bien vite à la réalité : les troupes allemandes s'enfoncent. Et elles s'enfoncent vite : elles parcourent 80 kilomètres les deux premiers jours de l'assaut. Les attaques sur les aérodromes soviétiques permettent de détruire jusqu'à 7 000 avions, dont 40% directement au sol, donnant à la Luftwaffe le contrôle du ciel. Le 9 juillet, les troupes allemandes, réparties en trois armées, ont écrasé les fronts baltes, et menace désormais Smolensk, à des centaines de kilomètres de la frontière initiale, si bien qu'on affirme en Allemagne que la guerre sera finie avant le début de l'hiver. Les graves erreurs de jugement du Kremlin coûtent très chères aux soviétiques : des centaines de milliers de soldats rouges sont capturés à la hâte par l'armée allemande au cours d'énormes manœuvres d'encerclement, comme à Kiev, où 650 000 soldats soviétiques sont capturés.


Staline n'en appelle au patriotisme russe face aux troupes fascistes allemandes qu'à partir du 3 juillet, dans un discours radiodiffusé. Le rappel en automne de divisions de l'est, tournées vers le Japon, permet de renforcer les effectifs de l'armée rouge, qui compte 4 millions de soldats fin juillet, et les troupes allemandes ne connaissent leurs premiers revers qu'à partir du début de l'hiver 1941. Début octobre, la Wehrmacht s'embourbe dans des flots automnaux. Elle est contrainte de s'arrêter : le terrible froid russe a eu raison de l'offensive, qui vient mourir à quelques kilomètres de Moscou. L'armée allemande commence alors à reculer. Hitler est furieux et ordonne de conquérir les puits de pétrole du Caucase ; sans succès. De plus, il doit désormais faire face à un nouvel ennemi de taille : contraint par l'Axe Tokyo-Rome-Berlin, il déclare la guerre aux Etats-Unis à partir de l'attaque de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941. Après avoir passé un hiver et un printemps douloureux, les forces armées allemandes se dirigent vers de nouveaux objectifs...


Concentration de panzers en Pologne · © Arthur Grimm / Bundesarchiv / CC-BY-SA 3.0


Le sort des "indésirables"

Il faut ici ouvrir une parenthèse primordiale sur le sort réservé à ceux qui étaient considérés comme les "ennemis des aryens, la race maudite" pendant l'opération Barbarossa. Tandis que l'armée allemande est accueillie en libérateur en Ukraine, où la collaboration fût particulièrement intense, les juifs de l'URSS sont désormais particulièrement menacés par l'organisation allemande. Rien n'est laissé au hasard : les trois groupes d'armées allemands, A au nord, B au centre (vers Moscou) et C en Ukraine (jusqu'au Caucase) sont assistés par des groupes d'assaut spéciaux, les Einsatzgruppen, soit 4 000 soldats SS. Ils sont chargés de la "purification" des territoires conquis. Les chiffres suivants sont tirés des rapports que ces SS adressaient à Berlin, lesquels tenaient scrupuleusement compte de l'avancée de ces groupes : tout d'abord, un rapport du groupe C indiquait qu'il avait "progressé" de 75 000 victimes entre juin et novembre 1941. Le groupe A, quant à lui, nous apprend qu'en juin 1942, l'extermination avait presque atteint ses objectifs : sur 70 000 juifs en Lettonie, il n'en restait que 4 000 ; sur 450 000 juifs de Russie, il n'en restait que 120 000 ; etc... En tout, ces exécutions ont décimé 1 500 000 juifs sur l'ensemble du territoire soviétique. Bien entendu, elles s'étalent du début des opérations jusqu'à la retraite finale allemande. Toute méthode, tant qu'elle était "efficace", était bonne à utiliser : fusillades, fosses communes vivantes, chambres à gaz mobiles, gigantesques brasiers, ou déportations jusqu'aux camps de la mort. Ces chiffres et organes macabres sont le produit du véritable technicien de la mort, le méphistophélique bourreau des juifs d'Europe et le génial cerveau de la haine du Reich, Adolph Eichmann. Il est alors responsable du bureau IV B, bureau d'études et de statistiques consacré pleinement à l'extermination du judaïsme, et organise la "solution finale à la question juive" sur le territoire allemand. En outre, il met en place un vaste réseau ferroviaire en Union soviétique capable de transférer toute la masse juive jusqu'aux camps de concentration. Il faut noter la froideur saisissante de ces individus, à qui Hitler confiait le vaste projet industriel d'éliminations de masse des "indésirables" : il ne restait qu'à traiter les questions économiques posées par la taille du territoire soviétique, qui ralentissait la gigantesque déportation.

L'opération Barbarossa est donc également l'occasion pour l'Allemagne nazi de mettre en place à grande échelle ce qu'elle promettait depuis 1933. Il s'agissait d'une guerre contre le bolchevisme, contre le juif, contre l'envers de l'idéal national-socialiste : en bref, il s'agissait avant tout d'un conflit qui méritait, pour le nazisme, toute la violence qu'on lui connaît.


Exécution de juifs en Pologne. Une mère y porte son enfant avant d'être abattue · © Auteur inconnu / Wikimedia Commons / Domaine public

Reprenons le récit stratégique de ce conflit, à partir de ce qui marque un tournant dans la guerre : la bataille de Stalingrad.



Stalingrad et Koursk, la fin sanglante de l'opération


Stalingrad, la "ville de Staline", présente un intérêt majeur : en plus de produire plus d'un quart des chars d'assaut du pays, sa conquête serait symbolique et représenterait un défi de taille. Le 17 août 1942, les troupes allemandes, commandées par le General Von Paulus, débutent l'offensive. La ville est rasée par l'artillerie. La Wehrmacht se bat pour une maison, pour un coin de rue... et conquiert 90% de la ville. Cependant, les soviétiques poussent in extremis une contre-offensive consistant en l'encerclement des allemands. Le 31 janvier 1943, Von Paulus dépose les armes, et constitue de facto prisonniers 100 000 soldats allemands : il s'agit d'une reddition extrêmement importante pour l'armée rouge. Galvanisée par cette victoire, Moscou ordonne une nouvelle offensive. Koursk retombe aux mains des soviétiques en juillet 1943 dans ce qui devient la plus grande bataille de chars, toutes époques confondues. L'armée allemande y jouait alors sa dernière carte, une nouvelle génération de Panzers : c'est un échec cuisant. Dès lors, l'opération Barbarossa est considérée comme une bérézina parmi le haut commandement allemand, et laisse place à une offensive générale soviétique en Europe de l'Est, qui s'achève le 2 mai 1945 à Berlin.


Fin de la guerre en Europe : la chute de Berlin · © Yevgeny Khaldei / Wikimedia Commons / Domaine public


Un bilan terrible : la défaite des civils.


L'opération Barbarossa est encore plus colossale à la lumière de ses chiffres. Les civils sont, comme dans toutes les guerres, les véritables perdants : sur 22 millions de pertes soviétiques (16% de la population totale de l'URSS), on ne compte "que" 8 500 000 pertes militaires. L'Allemagne nazie laisse derrière elle 5,5 millions de morts militaires et environ 3 millions de pertes civiles : c'est 10% de la population totale du IIIe Reich. Les paysages sont marqués à jamais de cette terrible guerre : Stalingrad, devenu Volgograd, n'a vu qu'un seul bâtiment demeuré intact au lendemain de la guerre. Aujourd'hui, la Seconde Guerre mondiale, ou plutôt la Grande Guerre patriotique, est devenue le symbole du peuple russe dans sa lutte contre les envahisseurs étrangers, et continue d'occuper une place majeure dans l'équilibre politique russe. Les commémorations de la bataille de Koursk sont d'ailleurs souvent l'occasion pour Vladimir Poutine d'affirmer que la puissance russe a de beaux jours devant elle...

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