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La crise du 6 février 1934 : la République face à la rue


Affrontements entre manifestants et forces de l'ordre le 6 février 1934 ·  ©  Auteur inconnu / L’Histoire par l’image
Affrontements entre manifestants et forces de l'ordre le 6 février 1934 ·  ©  Auteur inconnu / L’Histoire par l’image

Que s’est-il passé le 6 février 1934 ? Cette manifestation antiparlementaire qui a tourné à l’émeute a été un séisme politique, au point d’être considérée comme une tentative de coup d’État fasciste et de mener à la constitution du Front Populaire. Cet évènement devait ainsi se répercuter sur la suite des années 1930 et continuer de produire des effets pendant la guerre.



La France en crise


Une crise économique, une impuissance politique


Dès 1931, la France est touchée par la Grande Dépression. La crise économique impacte l’agriculture, l’industrie et met les finances publiques en déséquilibre. La France voit également le chômage croître, et l’État doit suppléer les finances municipales débordées par cette hausse.


Sur le plan politique, les élections législatives de 1932 voient la victoire de la gauche, principalement de la Section française de l’Internationale Ouvrière et du Parti radical. La gauche bénéficie du discrédit de la droite qui a subi la crise sans essayer de la combattre et le Parti radical bénéficie d’une apparence de modernité. Édouard Herriot est nommé Président du conseil, mais il souhaite que le Parti radical gouverne seul en s’appuyant sur les socialistes pour former une majorité à la Chambre. Mais Herriot, se fondant sur l’échec du Cartel des gauches lors de l’exercice du pouvoir après la victoire aux législatives de 1924, considère que la politique menée ne doit pas susciter l’hostilité des milieux d’affaires. Le Parti radical poursuit donc la politique de déflation menée par la droite, mais cette politique est inconciliable avec le maintien d’une majorité formée avec les socialistes. Ainsi, les gouvernements de Edouard Herriot (juin-décembre 1932), Joseph Paul-Boncour (décembre 1932-janvier 1933) et de Edouard Daladier (janvier-octobre 1933) tombent en raison de l’opposition des socialistes aux mesures prévoyant de baisser les dépenses. En novembre 1933, Camille Chautemps est chargé de former le cinquième gouvernement de la législature, alors que cette instabilité gouvernementale donne plus de force aux critiques des institutions. 



Le scandale Stavisky et la montée des tensions


Dans ce contexte de crise économique et d’impuissance politique, un scandale financier éclate : l’affaire Stavisky. Le directeur du Crédit municipal de Bayonne est arrêté fin 1933 pour fraude et mise en circulation de faux bons au porteur. Mais il apparaît vite qu’il n’est que l’exécutant d’Alexandre Stavisky, qui a organisé ce système de Ponzi. Alexandre Stavisky est un escroc professionnel et multirécidiviste. Après la découverte de la fraude, il prend la fuite vers Chamonix. Le 8 janvier 1934, la police le retrouve agonisant dans sa résidence. La presse de droite parle d’un Stavisky “suicidé”. Il s’avère également que Stavisky a bénéficié de complicité d’hommes politiques pour échapper à la justice (il a notamment bénéficié de 19 reports de son procès). Le gouvernement de Camille Chautemps se retrouve en difficulté : de nombreuses manifestations éclatent en janvier 1934, le ministre des Colonies est compromis et Chautemps voit son beau-frère impliqué dans l’affaire. Finalement, le président du Conseil démissionne le 28 janvier après des révélations sur l’implication du ministre de la Justice dans le scandale. La presse de droite et d’extrême droite se sont emparées de l’affaire, la première pour attaquer la majorité et la seconde pour attaquer la Troisième République. La droite espère que, comme en 1926, une crise mènera à un gouvernement d’Union nationale qui lui permettrait de revenir au pouvoir après sa défaite aux élections.


Le président Lebrun décide de nommer Édouard Daladier comme président du conseil. Daladier doit faire face à des appels à manifester le jour où il demandera la confiance de la Chambre, le 6 février 1934. Il s’appuie sur le préfet de police de Paris, Jean Chiappe, pour une médiation qui doit empêcher que les associations d’anciens combattants ne se coalisent avec les ligues. Après que Chiappe ait réussi cette médiation, Daladier décide de le démettre de ses fonctions de préfet, une mesure justifiée par les manquements de la police dans l’affaire Stavisky, et lui propose le poste prestigieux de résident général au Maroc, que ce dernier refuse. La révocation de Chiappe entraîne une réaction virulente de la droite : elle appréciait beaucoup ce préfet intransigeant envers les manifestations communistes et tolérant envers les ligues d’extrême droite. La presse nationaliste appelle à manifester contre le départ de Chiappe, alors que l’Union nationale des combattants (UNC) revient sur sa décision et décide de manifester le 6 février 1934. Le discours antiparlementaire a trouvé un terreau fertile par l’impuissance du Parlement à résoudre la crise et les scandales politico-économiques.



La soirée du 6 février 1934


Les protagonistes


« L'Action française », une du 7 janvier 1934  ·  © L’Action française / La bibliothèque en ligne Gallica
« L'Action française », une du 7 janvier 1934  ·  © L’Action française / La bibliothèque en ligne Gallica

La soirée du 6 février 1934 compte plusieurs protagonistes. L’Action française, royaliste, est la ligue d’extrême droite la plus ancienne (fondée à la fin du XIXème siècle). Son principal dirigeant, Charles Maurras, a théorisé la restauration de la monarchie par un « coup de force » d’une minorité énergétique (les militants parlent « d'abattre la gueuse », donc la République). Il installera une « dictature royaliste », un pouvoir de transition chargé de purger les ennemis de la royauté, après quoi s’installera le régime royal théorisé par Maurras. L’Action française se distingue aussi par son antisémitisme et son antiparlementarisme. Au début de l’année 1934, l’Action française organise des manifestations ayant pour mot d’ordre « À bas les voleurs ». Dans son édition du 6 février 1934, son journal appelle à manifester devant la Chambre des députés. L’Action française dispose également, avec les Camelots du roi, d’une organisation n’hésitant pas à recourir à la violence physique et verbale. Le 6 février 1934, l’objectif est clair : saisir l’occasion pour déstabiliser la République.


Il y a ensuite la Solidarité française, un mouvement créé en 1933 par l’industriel François Coty. L’objectif était de créer un large mouvement populaire pour mener un programme de réforme de l’État  (thème fréquent de la période de l’entre-deux-guerres). Mais elle a également une structure paramilitaire.

Les Jeunesses Patriotes sont une autre ligue récente, fondée en 1924 par le député Pierre Taittinger comme la section jeunesse de la Ligue des Patriotes, et qui s’en est détachée en 1926. Ils imitent le fascisme italien sur le plan de l’organisation et ont su se fondre dans le paysage politique en attirant plusieurs parlementaires dans leurs  rangs. Le 6 février 1934, les chefs des Jeunesses Patriotes (Taittinger, d’Andigné et des Isnards) sont élus municipaux à Paris.


Les Croix-de-feu, association fondée en 1927 rassemblant les anciens combattants cités pour action d’éclat, devient une ligue politique après l’élection du lieutenant-colonel en retraite François de la Rocque. La Rocque élargit le nombre d’adhérents au-delà des anciens combattants en modifiant les critères d’adhésion et il donne une organisation paramilitaire à la ligue qui mène défilés et manœuvres dans les rues de Paris.


Enfin, il y a les associations d’anciens combattants. L’UNC a pour objectif d’aller au palais de l’Elysée pour remettre au président de la République une pétition qui demande de faire la lumière sur les scandales et une épuration du personnel impliqué. Un dernier protagoniste est à part : l’Association Républicaine des Anciens combattants (ARAC), satellite du Parti communiste. L’ARAC invite ses adhérents à remonter les Champs-Élysées et avec une réclamation radicalement contraire aux autres protagonistes : l’arrestation immédiate de Chiappe.



L’émeute

Dès 16h, la place de la Concorde se remplit de monde. La circulation des bus et des métros se poursuit alors que le jardin des Tuileries est resté ouvert et permet aux manifestants de prendre position. Les forces de l’ordre sont dans une situation de « salade russe » : plusieurs forces sont chargées du maintien de l’ordre, la garde républicaine, la garde mobile, la gendarmerie et les gardiens de la paix. De plus, le préfet de police nommé pour remplacer Chiappe, Adrien Bonnefoy-Sibour, vient à peine de prendre ses fonctions et, de son propre aveu, il ne connaît pas le maintien de l’ordre.


L’agitation commence dès 17h. Le barrage de policiers subit des jets de projectiles, alors que les manifestants se servent du mobilier urbain pour ériger des barricades sur la place de la Concorde. Les émeutiers incendient un autobus et cassent les becs de gaz de la place, qui sera illuminée par ces incendies pendant toute la durée de la manifestation. Face à la pression, les forces de l’ordre tentent de disperser les manifestants par les charges de la garde républicaine à cheval, mais la foule revient après chaque tentative.

De l’autre côté de la Seine, le colonel de La Rocque mène les Croix-de-feu dans une manœuvre indépendante qui déborde les forces de l’ordre et arrive sur l’esplanade des Invalides. Le Palais Bourbon est proche. Mais lorsqu’il apprend ce qui se passe place de la Concorde, La Rocque renonce à agir et ordonne à ses militants de se disperser, alors qu’un coup de force semble possible.


Sur la place de la Concorde, le premier coup de feu, dont l’origine est inconnue, est tiré à dix-neuf heures. Les forces de l’ordre font de vaines sommations de dispersion. Entre dix-neuf heures trente et vingt-heures, une poussée des émeutiers tentant de marcher sur le palais Bourbon, réussit à forcer le barrage de police et à faire reculer les forces de l’ordre au milieu du Pont de la Concorde. Face à  cette situation, des membres des forces de l’ordre se jugent en situation de légitime défense et ouvrent le feu sur les émeutiers. Aucun ordre d’ouvrir le feu n’a été donné par la hiérarchie mais le préfet de police avait ordonné de défendre « à tout prix » l’accès au Palais Bourbon. Au Palais Bourbon, Daladier se retrouve mis sous pression par plusieurs votes de confiance et par l’arrivée à la Chambre d’une délégation d’élus municipaux de Paris qui lui demande de se retirer au profit d’un gouvernement d’union nationale.


Les forces de l’ordre face à la foule ·  ©  Photographie de presse de l’Agence de presse Meurisse / La bibliothèque en ligne Gallica
Les forces de l’ordre face à la foule ·  ©  Photographie de presse de l’Agence de presse Meurisse / La bibliothèque en ligne Gallica

La foule a reculé après les coups de feu mais les manifestants occupent toujours la place de la Concorde. Certains émeutiers forcent les portes du ministère de la Marine où ils y allument un feu.

Vers 20h45, la manifestation des anciens combattants arrive sur la place de la Concorde. Son arrivée crée alors une accalmie, la colonne se retire ensuite vers les grands boulevards. Mais, à 22h, la manifestation des anciens combattants revient sur la place grossie d’une foule belliqueuse. L’émeute se caractérise alors par une grande hétérogénéité. Les manifestations de l’UNC, de l’ARAC et des ligues d’extrême droite sont théoriquement séparées mais se mélangent en raison de la proximité des lieux et des heures. Selon Laurent Bonnevay, président de la commission d’enquête parlementaire sur les évènements du 6 février 1934, le déploiement et le timing des manifestations posent la question de la collusion des ligues et même d’un assaut coordonné. Les forces de l’ordre doivent contenir une nouvelle charge contre le barrage de police du pont de la Concorde. Jusqu’à tard dans la nuit, les émeutiers assaillent des forces de l’ordre épuisées et comptant de nombreux blessés.

Vers minuit, les forces de l’ordre décident d’en finir et dégagent la place de la Concorde en utilisant la force. Les ligues d’extrême droite ont la surprise de devenir « gibier de police » et de subir des coups de feu et des coups de sabre.  


Le bilan de l’émeute est lourd : 15 morts (14 émeutiers et 1 policier) et 1435 blessés légers. L’Action française, la Solidarité française et les Jeunesses Patriotes sont les ligues les plus touchées, mais plusieurs victimes n'ont pas d’appartenance à une ligue.



Les suites de l'événement


Le gouvernement d’union nationale de Gaston Doumergue


Dans la nuit du 6 au 7 février 1934, le président du conseil Edouard Daladier semble avoir tenu : il a obtenu la confiance de la Chambre des députés avec une majorité large et il compte prendre des mesures fermes. Mais, dans la nuit, il voit le personnel de l’État se dérober : l’armée refuse de déclarer l’état de siège, la Justice refuse d’ouvrir une information pour complot contre la sûreté de l’État et la police échoue à appréhender les meneurs des ligues. Puis, le 7 février, Daladier voit le personnel politique et les membres de son gouvernement faire défection, par crainte de devoir faire face à de nouvelles émeutes. Daladier, après avoir été conseillé en ce sens par son entourage politique, démissionne. C’est la première fois dans l’histoire de la Troisième République qu’un gouvernement doit démissionner face à la pression de la rue.


Le 9 février 1934, le Parti communiste français mène une contre-manifestation sur la place de la République. La manifestation tourne à l’affrontement avec les forces de l’ordre, faisant neuf morts. Le 12 février 1934, les socialistes et les communistes organisent deux manifestations à Paris, les deux cortèges se mélangent et marquent un premier rapprochement entre les socialistes et communistes. Le souhait de l'unité d'action aboutit en 1936 au gouvernement du Front Populaire.


L’ancien Président de la République Gaston Doumergue est rappelé pour former un gouvernement d’Union nationale. Le scénario rêvé par la droite se réalise : elle profite de l’agitation des ligues pour retrouver le pouvoir. Le gouvernement comprend des radicaux incarnant la gauche, des membres de la droite parlementaire et marque la première expérience politique de Pétain, nommé ministre de la guerre. Doumergue engage la réforme de l’État et propose une révision des lois constitutionnelles pour résoudre l’instabilité gouvernementale, mais le projet est retardé par les divisions qu’il provoque au sein du gouvernement. La division d’un gouvernement composé de ministres venus de tous bords de l’échiquier politique enterre le projet, et Doumergue démissionne le 8 novembre 1934.



La portée du 6 février 1934


La crise du 6 février 1934 radicalise une partie de la droite. C’est le cas de certains militants de l’Action française, comme Robert Brasillach : devant l’inaction des dirigeants du mouvement le soir de l’émeute, cette génération se radicalise et se tourne vers le fascisme. Pour cette droite radicalisée, l’avènement de l’État français et la fin de la Troisième République en juillet 1940 auront l’allure d’une revanche sur le 6 février 1934 et sur le Front populaire. Ainsi, l’ancien préfet de police Jean Chiappe est nommé gouverneur général du Levant en 1940. Un membre de l’Action française, Louis Darquier de Pellepoix, président de l’association des victimes du 6 février et antisémite virulent, est nommé commissaire aux questions juives en 1942. Sous le régime de Vichy, les anciens manifestants du 6 février deviennent une sorte de « mafia », un groupe de gens bien, que l’on peut recommander pour un emploi. 


Affiche éditée par le Centre de propagande des républicains nationaux à la suite des émeutes du 6 février 1934  ·  © Auteur inconnu / La bibliothèque en ligne Gallica
Affiche éditée par le Centre de propagande des républicains nationaux à la suite des émeutes du 6 février 1934  ·  © Auteur inconnu / La bibliothèque en ligne Gallica

La droite et l’extrême droite font du 6 février 1934 la révolte des honnêtes gens, venus exprimer l’indignation devant les scandales touchant le régime. Elle focalise l’attention sur l’accalmie lors de l’irruption de la manifestation des anciens combattants et sur la responsabilité du gouvernement dans la répression (Daladier étant surnommé « le fusilleur »).

Pour la gauche, le 6 février 1934 est une tentative de coup de force fasciste. Par un renversement inhabituel l’extrême-gauche défend même les forces de l’ordre face aux émeutiers. L’émeute permet, en 1936, l’union entre les communistes, les socialistes et les radicaux. En célébrant la victoire du Front Populaire, Léon Blum y voit « la réponse du pays républicain aux hommes du 6 février ».


Enfin, le 6 février 1934 a laissé un héritage dans le droit français. La loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées, aujourd’hui codifiée dans le code de la sécurité intérieure, est votée en réponse à l’émeute et vise notamment les organisations qui provoquent des manifestations armées, qui présentent le caractère de milice privée ou dont l’objet est d’attenter par la force à la forme républicaine du gouvernement. Cette loi permet de dissoudre les ligues d’extrême-droite en 1936 (certaines ligues se convertiront en parti politique à la suite de cette loi). Le décret-loi du 23 octobre 1935 crée la déclaration préalable aux autorités préfectorales ou municipales de toute manifestation sur la voie publique. Cette disposition est aussi codifiée dans le code de la sécurité intérieure.

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