La nuit des longs couteaux
- Yassine Mehmouden
- 23 juil.
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 31 juil.

La nuit du vendredi 29 juin 1934 a été le prélude d’une fin de semaine sanglante en Allemagne. Durant deux jours et trois nuits, de nombreux assassinats visant principalement à éliminer les chefs de la Section d’Assaut (SA) vont être perpétrés au sein même du parti nazi et vont constituer ce que l’on appelle aujourd’hui « la nuit des longs couteaux ». Cet événement marque le paroxysme des conflits internes. Il constituera le terreau de l’ascension d’Adolf Hitler aux pleins pouvoirs, le débarrassant de nombreux opposants politiques et améliorant son image dans l’opinion publique allemande.
L’émergence du parti nazi dans une Allemagne fragilisée
Les années 20 ont été particulièrement difficiles en Allemagne. La défaite de 1918 a laissé une empreinte forte dans la population, suscitant une vive rancœur chez de nombreux anciens militaires et même chez certains civils. Le pays traverse plusieurs crises en raison d’un contexte économique et social défavorable à son développement. Cette situation s’est aggravée sous l’effet de la conjoncture économique mondiale lors de la Grande Dépression au début des années 30. C’est dans cette atmosphère que va naître le NSDAP, parti à l’origine socialiste et nationaliste, qui n’attire pas beaucoup au départ. Adolf Hitler en devient rapidement le chef. Aidé par Ernest Röhm, ancien militaire allemand avec qui il s’est lié d’une amitié profonde, il fonde la Sturmabteilung (section d’assaut abrégée en SA) : une organisation paramilitaire au service du parti, visant à protéger les membres dans un premier temps.
Le parti va considérablement se renforcer au fil des mois, laissant Hitler imaginer qu’une prise de pouvoir par la force est possible suite au succès de Benito Mussolini en Italie. Une tentative de coup d'État ratée, connue sous le nom de « Putsch de la Brasserie », opérée en 1923, va mener à l’incarcération d’Hitler, de Röhm et d’autres responsables nazis. C’est au cours de cette incarcération qu’Hitler va affiner son idéologie en rédigeant Mein Kampf et en repensant à sa stratégie pour atteindre le pouvoir. Après sa sortie de prison, l’idéologie nazie va continuer de proliférer en Allemagne, portée par un climat de terreur instauré par la SA, qui agresse ou assassine violemment des opposants au parti et à l’idéologie nazie dans les rues. Les historiens considèrent que, jusqu’à la nuit des longs couteaux, la SA a joué un rôle très important dans l’avènement d’Hitler au pouvoir.

Des tensions croissantes au sein du parti
Au sein même du parti nazi, on retrouve des différences idéologiques. Il y a majoritairement deux « clans » : celui qui suit l’opinion de Hitler et celui de Röhm ainsi que de la majorité des SA. Röhm est à la recherche d'avancées sociales et anti-capitalistes, il est resté assez proche des idées socialistes de base du NSDAP et voue un mépris féroce à la bourgeoisie. Hitler, quant à lui, cherche à se rapprocher des milieux conservateurs, de la droite traditionnelle et de l’armée allemande (la Reichswehr). Ces conflits idéologiques entre Hitler et Röhm vont être accentués après la nomination d’Hitler au poste de chancelier en 1933.
Röhm, ami d’Hitler et nazi de longue date, exige le poste de ministre de la Défense et a pour ambition, avec la SA, de remplacer la Reichswehr. Depuis la défaite en 1918, Röhm rêve d’une armée allemande inébranlable. Il estime que la SA pourrait remplir ce rôle, d’autant plus que l’armée allemande est officiellement limitée à 100000 hommes par le traité de Versailles, tandis que la SA compte plusieurs millions de membres au total.
Cependant, Hitler, cherche lui à réduire l’impact de la SA. Les nombreux crimes commis dans les rues ont conduit l’opinion publique, en particulier dans les milieux où Hitler recherche un appui, à être très critique envers la SA, principalement en raison de son extrême brutalité. Il nomme Werner von Blomberg ministre de la Défense, un officier de l’armée allemande non-affilié au parti nazi, profitant de leurs bonnes relations pour créer un lien avec l’armée allemande. Suite à l’échec de son coup d'État, Hitler a revu sa stratégie et estime qu’il doit s’éloigner de l’image violente des SA et choisir la voie politique pour parvenir au pouvoir.
La réaction des responsables nazis
Les tensions entre les deux hommes vont s’accroître jusqu’au printemps 1934, car Hitler projette de renforcer l’armée allemande, ce qui viendrait mettre fin aux espoirs de Röhm. Lors d’une réunion réunissant des dirigeants de l’armée allemande ainsi que des membres de la SA (dont Röhm) et des SS, Hitler réitère son refus de transformer la SA en garde nationale. Röhm en ressort furieux, tenant Hitler pour un traître. Par la suite, il multipliera les déclarations publiques menaçantes à l’égard du parti et du pouvoir en place, sous-entendant le besoin d’une révolution. Certains hauts dignitaires nazis, dont Göring (ministre-président de Prusse), Himmler (chef de la SS) et Heydrich (chef des renseignements de la SS), exigent qu’il faut agir pour écarter Röhm. Ils le perçoivent comme une menace pour le parti. En ce sens, ils vont chercher à convaincre Hitler de définitivement l’écarter, ce à quoi Hitler s’oppose dans un premier temps, considérant toujours Röhm comme un ami.
Cependant, en juin 1934, tout s’accélère : un discours est donné par le vice-chancelier Franz von Papen dans lequel il dénonce un climat de révolution constante à cause de la SA qui exige une deuxième révolution sociale. Il adresse alors un ultimatum à Hitler le forçant à agir sous peine de démission, ce qui marquerait alors une séparation entre les nazis et les conservateurs et compromettrait les plans d’accès au pouvoir d’Hitler.
Ce discours, ajouté à la menace du président Hindenburg de lever la loi martiale en cas de non-retour de l’ordre, pousse Göring, Himmler et Heydrich à saisir l’occasion pour inventer une tentative de complot à l’encontre de Röhm. Ils montent un dossier avec des preuves montées de toute pièce pour convaincre Hitler que la SA préparerait un coup d’État avec le soutien de la France et de l’« aile gauche » du parti nazi, menée par Strasser.
Finalement convaincu, Hitler décide de préparer une purge au sein du parti, à l’appui de ses collaborateurs. Il obtient l’accord de l’armée le 27 juin 1934, et une liste de personnes à arrêter commence à circuler dans la SS et la Gestapo.

Un week-end d’horreur
Hitler organise une rencontre avec les dirigeants de la SA qui résidaient alors dans un hôtel dans la petite ville de Bad Wiessee pour des vacances, le 30 juin 1934. Mais, il arrive dans la nuit du vendredi 29 juin 1934 dans la chambre de Röhm, furieux contre son ami qu’il soupçonne de trahison. Il donne lui-même l’ordre de l’arrêterainsi que beaucoup d’autres responsables de la SA. Simultanément à Munich et à Berlin, les arrestations s’amorcent.
Cela inaugure le début d’un long week-end d’arrestations. Certaines personnes sont directement tuées, d’autres sont envoyées en prison, notamment dans la prison de Stadelheim à Munich. Les événements dégénèrent et la liste des personnes emprisonnées ou directement tuées dépasse ce qui était prévu au départ. Des civils seront également tués, notamment un médecin juif.
Le début des exécutions
Hitler va ensuite commencer à rédiger des ordres d’exécution concernant les personnes emprisonnées et, dans un contexte de chaos, des officiers SS sont mandatés pour exécuter les condamnés. Des pelotons d’exécution sont alors mis en place dans les cours de prisons. Les prisonniers sont tués sans en comprendre la raison et beaucoup d’entre eux continuent de clamer leur allégeance envers Hitler et le parti jusqu’à leur dernier souffle.
À propos du cas de Röhm, Hitler met plusieurs heures avant de se décider, mais dans l’après-midi du 1er juillet 1934, il ordonne son exécution en lui laissant l’occasion de se suicider pour « conserver son honneur ». Des officiers SS, menés par Theodor Eicke se rendent alors dans sa cellule. Ils accordent à Röhm un délai de dix minutes pour mettre fin à ses jours, mais ce dernier refuse. Il exige que Hitler vienne le tuer de ses propres mains. Ne cédant pas, il sera abattu de plusieurs coups de feu à l’issue du délai. L’ordre de cesser les exécutions sera donné par Hitler au matin du lundi 2 juillet 1934 , mettant alors fin à la plus grande purge du parti et à deux journées d’une extrême violence.
Un lourd bilan
Le nombre de personnes tuées durant la nuit des longs couteaux est difficile à quantifier à cause du chaos qui a régné durant ces quelques jours. Hitler donna le nombre de 77 morts, mais le chiffre vraisemblable d’après l’historien Ian Kershaw est d’environ 200 personnes, dont 50 SA.
Au delà des SA, les arrestations et les assassinats ont visé de nombreux opposants politiques, notamment Gregor Strasser, mais également des membres de la droite traditionnelle, certains conservateurs ou encore l’ancien chancelier (Kurt von Schleicher) et sa femme qui ont été tués chez eux. Ce week-end a été l’occasion pour certains SS de laisser libre cours à leur barbarie et à d’autres de régler des comptes personnels. Certaines exécutions ont même été faites par erreur : des homonymes totalement innocents de certaines cibles initiales ont été tués.
Hitler : « Garant de l’ordre public »
Les responsables nazis cherchent à camoufler directement cet événement. De nombreuses morts sont déguisées en suicide ou en accident afin de moins choquer l’opinion publique. Le 2 juillet 1934, Göring donne l’ordre de brûler les documents en lien avec la nuit des longs couteaux. Goebbels quant à lui, alors ministre de la Propagande, cherche à empêcher les journaux de relayer cet événement. Les faits sont manipulés de sorte à ce que Hitler soit vu comme un héros et comme un garant de l’ordre public face à des opposants qui semaient le chaos en fomentant un coup d'État dans le pays.
Sous l’effet de la propagande, l’opinion allemande se montre essentiellement favorable aux événements. D’autant plus que la SA était assez impopulaire dans les milieux bourgeois et chez l’opposition à cause de la violence de ses membres. Des journaux non contrôlés par les nazis vont même féliciter le passage à l’action de Hitler. Ce dernier obtient enfin ce qu’il voulait : en plus d’avoir éliminé ses opposants politiques, il acquiert le soutien des conservateurs et des industriels, ainsi qu’une popularité accrue auprès de l’armée.
À l’étranger en revanche, la propagande ne fonctionne pas, l’opinion publique en France, en Angleterre ou encore en Italie est choquée par la brutalité et la violence des assassinats durant la nuit des longs couteaux et dénonce des actes d’une violence inouïe.
Une sombre victoire pour le nazisme
Le bilan de ce massacre, parfois comparé par les historiens à la Saint-Barthélemy, est positif pour le parti nazi. Hitler voit sa position être renforcée, et cela, au sein de toutes les classes sociales, que ce soit aux yeux du peuple, mais également chez les industriels et les bourgeois. De plus, cette purge a instauré un climat de terreur, contraignant les opposants, notamment au sein de la SA, à se faire discrets pour ne pas subir le même sort.
D’un point de vue juridique, Hitler et les SS ne seront pas véritablement inquiétés. Initialement, toutes les arrestations et tous les assassinats ont été faits dans un cadre illégal et injustifié. Mais, Hitler va faire voter une loi rétroactive le 3 juillet 1934 visant à légaliser les événements en prétextant avoir œuvré dans l’intérêt de l’ordre public. En outre, des motifs vont être trouvés pour les assassinats : Röhm par exemple, a été officiellement tué à cause de son homosexualité.
Au sein même du parti, les choses vont changer suite à la nuit des longs couteaux : la SA va perdre énormément de force et sera désormais dirigée par Viktor Lutze, beaucoup plus docile que Röhm et subordonné à Hitler. Les SS, quant à eux, vont profiter du déclin de la SA pour prendre encore plus d’importance. Par conséquent, de nombreux camps de concentration précédemment dirigés par des membres de la SA seront tenus par les SS.
De nombreuses promotions vont également être décernées aux principaux décisionnaires du massacre. Himmler va ainsi devenir un des hommes les plus importants du parti. Heydrich sera également promu, ainsi que d’autres SS comme Eicke qui s’est chargé de l’exécution de Röhm.
La doctrine du parti va être clarifiée, avec l’élimination des dirigeants de la SA : les considérations sociales sont encore plus écartées au profit de l’idéologie raciale. Et, le 2 août 1934, à la suite de la mort du président Hindenburg, Hitler va hériter des pleins pouvoirs sans rencontrer de problèmes particuliers grâce à son crédit social acquis à l’issue de la nuit des longs couteaux, et ainsi continuer le déroulement de son plan macabre pour diffuser son idéologie et assouvir ses aspirations de grandeur.
