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La Roumanie sous Antonescu : la terreur anti-juive

Chloé François

Munich, visite entre Ion Antonescu et Hitler · © Auteur Inconnu / Bundesarchiv
Munich, visite entre Ion Antonescu et Hitler · © Auteur Inconnu / Bundesarchiv

La Roumanie, au cours de la Seconde Guerre mondiale, a joué un rôle actif dans l’un des chapitres les plus sombres de l’histoire européenne : la Shoah. Ce rôle ne se résume pas à une simple obéissance aux ordres de l’Allemagne nazie, mais reflète un antisémitisme ancré et un projet de destruction élaboré par le régime en place.



La « Grande Roumanie » et ses minorités : une société en mutation


Pour comprendre le destin des Juifs de Roumanie pendant la Seconde Guerre mondiale, il est essentiel d’examiner les bouleversements géographiques du pays et l’intensité du phénomène antisémite dans l’entre-deux-guerres.


Après la Première Guerre mondiale, la Roumanie voit son territoire plus que doubler, intégrant des régions comme la Transylvanie, la Bessarabie et la Bucovine pour former la « Grande Roumanie ». Cette expansion s’accompagne d’une diversité accrue sur le plan démographique. Les Juifs deviennent alors la troisième grande minorité du pays, après les Hongrois et les Allemands : aux 240 000 Juifs vivant dans l’Ancien Royaume viennent s’ajouter les 500 000 habitants juifs des territoires nouvellement annexés.


Les Juifs sont souvent concentrés dans les villes, jouant un rôle actif dans le commerce, les professions libérales et la vie culturelle. Ils participent également à la modernisation de la Roumanie, notamment dans les domaines de la médecine, du droit et des arts.



La Roumanie aux Roumains


L’antisémitisme en Roumanie a des racines profondes, mêlant préjugés religieux et économiques. Dès le XIXᵉ siècle, les Juifs étaient accusés de contrôler le commerce et d’exploiter les paysans. L’Église orthodoxe, très influente, jouait également un rôle dans la diffusion de discours antisémites.


Pendant l’entre-deux-guerres, l’antisémitisme prend une forme plus systématique avec l’essor des mouvements d’extrême droite, tels que la Garde de Fer, un groupe fasciste et ultra-nationaliste.


L’antisémitisme roumain des années 1930 s’est surtout traduit sur le plan légal. La Constitution de 1923 donne accès à la citoyenneté et garantie des droits égaux à toutes les minorités mais cela reste souvent théorique. Les Juifs des nouvelles provinces étaient parfois perçus comme des étrangers ou des « éléments allogènes », ce qui rendait leur intégration politique et sociale difficile. Les gouvernements successifs mettaient en place des politiques visant à limiter leur influence, notamment par l'influence du Parti national chrétien (1935), prônant la « roumanisation » et l'exclusion des Juifs de la vie économique et culturelle.


Entre 1940 et 1944, le sort des Juifs varie considérablement d’une région à l’autre en raison de l’effondrement progressif de la « Grande Roumanie ». Cet effondrement est marqué par une série de pertes territoriales majeures : le 27 juin 1940, l’Armée rouge occupe la Bessarabie et le nord de la Bucovine à la suite d’un ultimatum soviétique ; le 30 août 1940, le « diktat de Vienne » transfère la Transylvanie du Nord à la Hongrie sous l’arbitrage des puissances de l’Axe ; enfin, le 7 septembre 1940, l’accord frontalier de Craiova cède le sud de la Dobroudja à la Bulgarie.



Discriminations et dépossessions


Lorsque Ion Antonescu arrive au pouvoir en 1940, il consolide et systématise les mesures antisémites, faisant de la persécution des Juifs une priorité d'État. Sous prétexte de « roumanisation », l'administration confisque des terres, entreprises, logements et biens personnels appartenant aux Juifs, souvent sous la menace directe ou en échange de taxes exorbitantes. Ces biens sont redistribués à des Roumains « de sang » ou à l’État.


Le régime impose également une série de restrictions humiliantes : interdiction d'exercer de nombreuses professions, d'accéder à l'éducation, ou même de posséder des objets de base tels que des radios ou des véhicules. Des communautés entières sont déplacées de force et privées de leurs moyens de subsistance. Parallèlement, des campagnes de propagande intensifient l'antisémitisme populaire, présentant les Juifs comme des « ennemis internes » et des agents du « judéo-bolchevisme ». Ces politiques, bien que similaires à celles menées dans l'Allemagne nazie, furent développées et appliquées de manière indépendante par le régime d'Antonescu, sans pression directe de Berlin.


Pogrom et massacres : la Shoah à la Roumaine

Parallèlement à ces persécutions, le gouvernement d’Antonescu entreprend d’expulser des dizaines de milliers de Juifs des régions frontalières.


À l'entrée de la Roumanie dans la guerre contre l'Union soviétique, des rumeurs ont circulé, accusant les Juifs de complicité avec l'ennemi. Dans un climat de propagande haineuse et de tensions sociales, les autorités roumaines, soutenues par des soldats allemands et des civils locaux, ont orchestré des massacres à grande échelle. 


Iaşi : un pogrom emblématique


Le pogrom de Jassy (Iaşi) débute le 29 juin 1941. Sous prétexte de collusion entre les Juifs locaux et l’armée soviétique, les autorités roumaines, en collaboration avec des troupes allemandes, organisent un massacre d’une brutalité extrême.


Les exécutions commencent par des rafles généralisées dans la ville. Les Juifs sont arrachés à leurs domiciles, arrêtés dans les rues ou dénoncés par des voisins. Certains sont abattus dans les maisons où ils tentaient de se cacher, d’autres sont traînés dans les rues pour être lynchés par des foules en furie. Dans la cour du commissariat principal de police, des milliers de personnes sont rassemblées sous un soleil de plomb, frappées et humiliées avant d’être exécutées sommairement.


Ensuite, les survivants sont évacués dans des wagons scellés sans eau ni nourriture, vers des destinations comme Podul Iloaiei et Călărași. Ces trajets étaient synonymes de torture et de mort, la majorité des prisonniers périssant en chemin.


Le bilan exact des victimes reste difficile à établir pour plusieurs raisons, liées à la nature chaotique des massacres, à la désorganisation des autorités locales, et aux manipulations politiques et historiques qui ont suivi. Le premier chiffre avancé, en 1941, par le gouvernement est de 500 « judéo communistes » exécutés parce qu’ils « avaient tiré » sur l’armée roumaine. Les estimations actuelles placent le bilan entre 13 000 et 15 000 morts, mais l’incertitude demeure, notamment pour les victimes non identifiées ou disparues.




L’expansion des massacres : Bessarabie et Bucovine


Après le pogrom de Jassy, la violence antisémite s’étend rapidement dans les régions frontalières de la Bessarabie et de la Bucovine, récemment réintégrées à la Roumanie après l’invasion soviétique. Des meurtres de masse sont perpétrés dans les villages et les villes de ces régions : à Bălți, Soroca, ou Czernowitz, les Juifs sont regroupés dans des ghettos improvisés avant d’être exécutés dans des fosses communes. À Kichinev, des milliers de personnes sont abattues dans les rues ou déportées vers des camps de concentration improvisés où elles meurent de faim et de maladies.


La Transnistrie : le cimetière oublié


À partir de l’automne 1941, le régime d’Antonescu organise la déportation des Juifs survivants de Bessarabie et de Bucovine vers la Transnistrie, une région isolée administrée par la Roumanie après l’invasion de l’URSS. Cette zone devient rapidement un immense camp de concentration à ciel ouvert.


Les conditions de déportation sont inhumaines. Les Juifs sont contraints de parcourir des centaines de kilomètres à pied ou entassés dans des trains à bestiaux. Les convois sont systématiquement accompagnés par des gardes armés, qui appliquent des ordres stricts : les malades et les faibles sont abattus en chemin. Ceux qui survivent au voyage sont confrontés à des camps où les conditions de vie sont intenables.


Les massacres en Transnistrie culminent à la fin de l’année 1941. À Odessa, après une explosion dans le quartier général militaire roumain, plus de 25 000 Juifs sont tués en représailles, souvent brûlés vifs dans des bâtiments. À Bogdanovka, Dumanovka et Acmeceka, les Juifs sont enfermés dans des étables ou des granges avant d’être fusillés ou brûlés vifs. À Bogdanovka, près de 50 000 personnes sont exécutées en quelques semaines, dans un massacre coordonné par les autorités locales.



Facteurs de survie : résistance et interventions


Malgré cette politique génocidaire, une partie des Juifs de Roumanie parvient à échapper à l’extermination grâce à une combinaison de résistance interne et d’interventions extérieures. Les leaders juifs, tels qu’Alexandre Safran et Wilhelm Filderman, jouent un rôle crucial en négociant avec les autorités. Par ailleurs, des personnalités influentes comme la reine-mère Elena de Roumanie ou le nonce apostolique Andrea Cassulo interviennent pour protéger les Juifs, particulièrement ceux encore présents dans l’Ancien Royaume.


À partir de 1942, face au changement du cours de la guerre, Antonescu suspend les déportations vers la Pologne, évitant ainsi un transfert massif des Juifs roumains vers Auschwitz. Ces décisions, bien qu’opportunistes, permettent à 355 972 Juifs de survivre en Roumanie, un chiffre exceptionnel parmi les pays de l’Axe.



La Roumanie face à son passé : l’héritage douloureux


La Roumanie sous le régime d'Ion Antonescu reste un symbole tragique des conséquences de l'extrémisme politique et de l'antisémitisme institutionnalisé. Ces événements témoignent de la fragilité des sociétés face à la haine et à la manipulation idéologique. Après la guerre, la Roumanie a dû affronter son rôle dans la Shoah, un processus souvent marqué par le déni ou le silence, et ce n'est que dans les dernières décennies que des efforts significatifs de reconnaissance et de mémoire ont été entrepris. En 2002 encore, le président Ion Iliescu affirmait qu’il n’y avait pas eu d’extermination des Juifs en Roumanie, et il relativisait les actes du maréchal Antonescu.


C’est seulement en 2004 qu’une journée de commémoration des victimes de la Shoah est organisée, le 9 octobre, et que des excuses officielles de l’État roumain sont présentées.


Photographie de propagande “... Ils ne s’en sortent pas si mal : les Juifs et Juives soumis à des travaux punitifs sur les routes près de Kichinev en Bessarabie, à l’heure du déjeuner” · © Klose / Bundesarchiv
Photographie de propagande “... Ils ne s’en sortent pas si mal : les Juifs et Juives soumis à des travaux punitifs sur les routes près de Kichinev en Bessarabie, à l’heure du déjeuner” · © Klose / Bundesarchiv

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