Le crime des crimes du XXe siècle, la Shoah, ne manque pas d'être toujours au cœur de chaque conscience. Véritable traumatisme et cicatrice toujours douloureuse de l'Europe autant que passage obligé de l'Histoire dont nul n'ignore la cruauté, la Shoah est constitutive à la fois de nombreux travaux philosophiques autant que politiques dans l'espoir de prévenir définitivement tout retour aux camps d'exterminations. Savons-nous vraiment comment l'holocauste s'est déroulé, quand et où ont commencé les premières exactions, et comment l'Etat nazi a-t-il progressivement massacré les "indésirables" d'Europe ? Récit complet du processus d'extermination, depuis les lois de Nuremberg jusqu'à la libération et au devoir de mémoire.
L'avant-guerre : une base légale pour l'holocauste
Le nazisme au pouvoir et l'institutionnalisation de la violence
Le 5 mars 1933 s'effondre la démocratie allemande autant que les derniers gages de sécurité des juifs allemands. Adolf Hitler, chancelier du Reich depuis le 30 janvier, vient d'obtenir une majorité au Reichstag et fait voter les pleins pouvoirs dans la foulée. Le programme en 25 points du NSDAP, conçu dès sa création en 1920, peut maintenant être appliqué : une nouvelle législation antisémite ostracise à partir du 7 avril les juifs de la haute fonction publique ainsi que des fonctions d'avocats, pour leur interdire tout rôle au sein de l'exécutif ou du pouvoir judiciaire.
La première pierre législative est donc posée. Quid de la généralisation de la violence dans le Reich ? Les S.A (Section d'Assaut), milice paramilitaire du parti nazi, agit désormais dans une impunité quasi-totale : assassinats, passages à tabac lors de marchés juifs, destruction et vols des magasins juifs... En deux ans, jusqu'en mai 1935, plusieurs pogroms sauvages éclatent, nécessitant parfois l'usage de la police régulière. Ces premières actions antisémites initient un réel danger sur une nation accueillant quelques mois plus tard les Jeux Olympiques ; aussi Hitler décide de créer de nouvelles lois sur le sort des juifs du Reich.
L'objectif d'une nouvelle législation antisémite, nommée les lois de Nuremberg, n'est alors, dans l'esprit des ministres rédacteurs, qu'une manœuvre pour substituer aux violences éparpillées de véritables mesures satisfaisant l'appétit haineux : un premier texte, portant sur la citoyenneté du Reich, excluait les "non-allemands" de cette citoyenneté, tandis qu'un second texte prohibait les mariages "mixtes" entre juifs et allemands ainsi que les relations sexuelles entre ces mêmes groupes. On peut trouver là une première approche du génocide juif : avant de procéder à des massacres de masse, le régime nazi tend à identifier et à isoler l'objet de sa lutte pour une Allemagne "purifiée". L'historien autrichien Raul Hilberg estimait ainsi que la Shoah fût un processus qui comptait d'abord la définition des indésirables, leur expropriation, leur concentration et leur extermination. L'idée d'une solution finale n'était pourtant pas encore à l'ordre du jour parmi les plans nazis : les chefs du Reich étaient en réalité extrêmement bureaucratiques et suivaient des procédés très méthodiques, sans pour autant anticiper à l'avance les prochaines étapes de destruction massive des juifs.
La fin de la paix : aryanisation, nuit de cristal et premiers camps
Entre 1935 et 1939, le Reich durcit encore davantage sa politique d'exclusion des juifs. Avant d'exterminer, les nazis préfèrent expulser : l'accord Haavara, signé avec la Palestine sous mandat britannique, permet de transférer près de 60 000 juifs dans ce qui deviendra le territoire de l'Etat d'Israël. Les nazis accélèrent le processus d'isolement et d'expulsion en organisant des expositions antisémites d'art dit "dégénéré", telles que "Le juif éternel", en confisquant les passeports des non-allemands, ou en les forçant à vendre leurs biens (commerces et habitations). Les juifs sont également interdits d'exercer dans le corps médical. Hitler tente d'opérer au sein du Reich une "aryanisation" : il s'agit d'une politique excluant de la nation tout ce qui ne représente pas l'idéal racial du Führer. Il devient interdit pour un juif d'exercer une quelconque responsabilité politique au sein du pays.
La situation s'endurcit à travers un premier pogrom de masse dans l'ensemble de l'Allemagne, la "nuit de cristal" : Le 9 et 10 novembre 1938, Hitler et les membres de la SS déclenchent, supposément à la suite de l'assassinat d'un diplomate allemand à Paris par un juif, une immense vague de violences dans le Reich. Près de 270 synagogues et 7 000 commerces furent détruits par les coups ou par le feu, pour près d'une centaine d'assassinats (il est communément admis que le bilan est de 2 000 morts suite aux violences) et de milliers de blessés. L'élément le plus marquant reste l'arrestation de près de 30 000 juifs, pour la première fois sur la base de leur appartenance ethnique, et leur envoi dans les nouveaux camps de concentration de Buchenwald et de Dachau.
La nuit de cristal permet de mettre en évidence la volonté génocidaire des nazis tout en montrant l'indifférence totale des nationaux du Reich : les juifs sont désormais contraints à l'expatriation. Sur près de 520 000 juifs allemands en 1933, il n'en restait plus que 250 000 en 1939 et 120 000 en 1941, date à laquelle l'émigration est interdite. Ce qui a pour conséquence de créer une crise des visas au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, dont beaucoup d'immigrés sont rejetés en vertu de quotas migratoires.
La Seconde Guerre mondiale : l'holocauste appliqué
Le "bureau IV b" et Adolf Eichmann
Septembre 1939. L'Europe s'embrase. Alors que le IIIe Reich puis l'URSS envahissent la Pologne, une réforme administrative d'apparence sans intérêt redéfinit quelques organes de l'Etat nazi : le RSHA, "Service principal de la sécurité du Reich", est créé sous forme d'un bureau du ministère de l'Intérieur. Au sein même de cet organisme, on y trouve le bureau IV b, dirigé par le commandant SS Adolf Eichmann, ayant comme domaine de compétence les "questions juives" et les "questions d'évacuations", soit les opérations de déportations et d'exterminations des "Untermenschens" ("Sous-hommes" : terme qualifiant les juifs, mais aussi les homosexuels et les apatrides).
Jusqu'à la fin de la guerre, le commandant nazi traite avec une puissance presque illimitée tout ce qui aura trait à l'extermination des juifs d'Europe. Parfaitement bureaucratisée, la solution finale est orchestrée depuis Berlin : après avoir imaginé un plan de déportation massif des juifs hors d'Europe (on parle de "Plan Madagascar"), les autorités nazies se réunissent lors de la conférence de Wannsee le 20 janvier 1942, qui assoit la mainmise de la SS sur les opérations d'exterminations. Si les circonstances et les conséquences de cette conférence restent floues du fait de la destruction des archives du Reich, les historiens s'accordent pour conférer à cette réunion un rôle de premier plan dans l'entreprise d'extermination des juifs d'Europe. Plusieurs camps de la mort sont mis en marche au cours de l'année 1942, tandis que les Einsatzgruppen progressent en U.R.S.S. et que la Franche Vichyste suit une tendance antisémite...
Les organisations chaotiques : le cas de l'Europe de l'Est
L'invasion de la Pologne est, dès le 1er septembre 1939, l'occasion pour les corps d'armées allemands d'expérimenter la "purification" des territoires. Le Reich a beaucoup à faire dans une Pologne comportant près de 3 millions de juifs : on les rapatrie des campagnes vers les villes pour créer les premiers ghettos. Deux ans plus tard, le 22 juin 1941, lors du déclenchement de l'opération Barbarossa, tout est cependant déjà prévu pour traiter la question juive sur les vastes territoires communistes : il n'est presque plus question de déporter, mais d'exterminer. Quatre groupes d'actions de 500 à 800 hommes, nommés A, B, C et D, suivent la progression de quelque trois millions de combattants du Reich. Répartis du nord au sud, ils ont la tâche de massacrer les juifs de Russie : on parle de Shoah par balle. Ces "Einsatzgruppen", "groupe d'action", progressaient de village en village, réunissant les juifs aux cimetières des localités : dès lors, ils fusillaient dans de gigantesques fosses communes les communautés juives (voir fin d'article). D'autres méthodes consistaient à utiliser des unités de camions hermétiques capables d'asphyxier par injection de dioxyde de carbone en quelques minutes, précurseurs en ce sens de l'utilisation massive des chambres à gaz début 1942.
Les quatre groupes d'actions rendaient régulièrement compte de leurs avancées en Europe de l'Est, tout en omettant parfois de mentionner des massacres ou au contraire en gonflant volontairement les chiffres. Si Adolf Eichmann, le fameux colonel responsable de la question juive en Europe, évalue le nombre de Juifs assassinés en U.R.S.S. à 2 millions de victimes, le professeur Jacob Lestchinsky, statisticien de référence sur la question, estime plutôt en 1948 qu'il y aurait en réalité eu 1,5 millions de victimes dans l'Union Soviétique.
Les chambres à gaz ou l'usine à mort
Auschwitz-Birkenau, symbole des exterminations de masse, achève sa transformation de camp de concentration à camp de la mort début 1942. Il n'est pourtant pas le premier centre de mise à mort opérationnel : le camp de Chelmno, en Pologne annexée, est opérationnel dès décembre 1941. Par la suite, quatre autres camps d'extermination virent le jour sur le sol du IIIe Reich : Belzec, Sobibor, Treblinka et Majdanek.
Dans la plupart de ces camps, le mode de fonctionnement était similaire. Tout juif, à l'exception des camps de travail d'Auschwitz et de Majdanek, était voué à une extermination immédiate au moyen des chambres à gaz. Pour assassiner massivement, à la chaîne, de manière industrielle, les nazis choisissent le Zyklon B. À l'origine un insecticide contre les parasites et les punaises, il est testé fin 1941 et se généralise aux différents camps (des entreprises françaises voient leur production de Zyklon B se multiplier par 37 entre 1940 et juin 1944). Pour le seul camp d'Auschwitz, la capacité journalière des exterminations pouvait atteindre 1 000 personnes. Les corps, après avoir été gazés au sous-sol pendant 6 à 20 minutes, étaient ensuite hissés au rez-de-chaussée pour y être incinérés (les fours crématoires ayant quant à eux un potentiel d'incinération de près de 4 700 corps en 24h).
Bien que connus des alliés, ces centres de mise à mort n'ont pas suscité immédiatement une indignation internationale lors de leur libération progressive en 1945. Un rapport intitulé "Crimes allemands en Pologne", publié en 1946, pointe un nombre total de 3,85 millions de juifs assassinés dans des camps d'extermination entre 1941 et 1945, dont près de 2 millions pour le seul camp d'Auschwitz.
Bilan et conséquences de la Shoah
La Shoah s'achève progressivement avec la libération des camps par l'armée rouge et l'armée américaine. Lors de la débâcle allemande entre mi-1944 et avril 1945, Hitler décide de ne pas laisser un seul camp tomber entre les mains des alliés : la SS prend soin de détruire les chambres à gaz si le délai d'évacuation le permet, d'exterminer une fois pour toutes les derniers survivants ou de les laisser mourir dans des camps barricadés. Auschwitz est libéré le 27 janvier 1945 tandis que le Reich s'effondre le 8 avril 1945, après le suicide de son Führer. Aux ruines de l'Europe subsistent quelques chefs de l'ancien totalitarisme, sur lesquels il faut désormais faire porter la responsabilité du génocide le plus effroyable de l'humanité.
Les procès de Nuremberg
L'audience est ouverte le 20 novembre 1945. Pour les quatre puissances victorieuses, la France, les Etats-Unis, l'Angleterre et l'U.R.S.S, quatre juges sont désignés pour constituer un tribunal militaire international basé en Allemagne, à Nuremberg. Ils font face à 21 accusés (trois d'entre eux ne sont pas physiquement présents). Jusqu'en octobre 1946, le tribunal de Nuremberg retrace l'entreprise de la haine génocidaire des principaux acteurs du Reich. De nouveaux termes qualifient juridiquement leurs chefs d'accusation : le crime contre la paix, qui signifie l'agression armée violant des traités internationaux ; le crime de guerre ; et le crime contre l'humanité, qui condamne les pratiques inhumaines commises à l'encontre d'un groupe civil pour des motifs ethnique, religieux ou politique.
Le 1er octobre 1946, les 24 accusés sont reconnus coupables à différents degrés. Les plus hauts responsables de crimes contre l'humanité, dont le fanatique nazi Hermann Göring, sont condamnés à la mort par pendaison, tandis que Hjalmar Schacht, conseiller de Hitler, n'écope que de huit ans de travaux forcés (puis est acquitté en appel). Le tribunal de Nuremberg devint dès lors un exemple en matière de prémices de juridiction pénale internationale, telle qu'elle a pu être mise en place lors de la création de la Cour pénale internationale en 1997.
Approche démographique. La décroissance des juifs d'Europe
Si le nombre total de juifs exterminés s'élève selon l'historien Jacob-Robinson à près de 5 820 960 individus, l'extermination des juifs d'Europe porte des conséquences bien plus graves en termes de déliquescence démographique sur le territoire européen. Avec l'absence quasi-totale de naissances durant la Seconde Guerre mondiale, additionnée à l'extermination des enfants pour le renouvellement des générations, le judaïsme européen perd, selon le spécialiste de la Shoah Léon Poliakov, jusqu'à 8 millions d'individus entre 1933 et 1945.
Une autre approche consisterait à étudier le nombre d'émigrations hors d'Europe des juifs durant cette période. C'est donc, en 1937, une population d'environ 18 millions de juifs vivant en Europe. En comptant exterminations et émigration hors d'Europe, ce chiffre baisse de moitié à la fin de la guerre.
L'Europe scarifiée
Difficile de ne pas évoquer en conclusion l'importance de l'héritage qu'a généré la Shoah. Summum de la barbarie humaine, cet épisode marque une rupture à tout point de vue. D'abord, dans la nature même des conflits : les Etats font moins la guerre pour des motifs politiques qu'idéologiques. Ensuite, outre l'extermination des juifs qui, comme susmentionné, soustrait 9 millions d'âmes à la démographie européenne, la population civile paye directement le prix fort en devenant des cibles pour les belligérants tout autour du monde : on parle de 60 à 80 millions de morts directement liés à la guerre, dont jusqu'à 50 millions d'individus étaient civils (estimation entre 37 et 54 millions de pertes civils). Enfin, l'Europe voit mourir au total sur ses terres près de 55 millions d'individus.
Un seul cri s'élève alors des peuples meurtris : "plus jamais ça !". Dans les années qui suivent la fin de la guerre, le nombre toujours croissant de travaux philosophiques et littéraires consacrés à la Shoah atteste du traumatisme psychologique des populations de l'époque. Le développement des techniques permet également de représenter l'Holocauste en grand écran (Nuit et Brouillard, d'Alain Resnais, sort dès 1956 comme film documentaire sur l'extermination). Les sociétés se reconstruisent sur la promesse commune de la paix (l'ONU est créée en ce sens dès 1945), dans un monde à nouveau divisé entre l'Ouest capitaliste et l'Est communiste.
Une constante universelle se répand pourtant dans le monde : le devoir de mémoire. Obligation morale pour nous rappeler du sacrifice héroïque de nos ancêtres autant qu'un avertissement lancé aux nouvelles générations sur la finalité de la haine et du mensonge, cette notion occupe un vaste espace dans la vie politique contemporaine, outil de fédération des peuples autour de leur histoire commune. La Shoah est finalement au cœur de la mémoire en Europe : camps de concentrations réadaptés en musées, mémoriaux de la Shoah, ou encore activité associative autour de la mémoire attestent de sa présence encore vive au sein des esprits. Puissent les nouvelles générations être marquées par l'héritage de ce qui reste encore aujourd'hui le plus violent génocide de l'Histoire.
Ressource complémentaire
Extrait du récit de Hermann Graebe