
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Alliés doivent décider comment rendre justice aux victimes du régime nazi. Si le Tribunal de Nuremberg cible les hauts responsables du IIIe Reich, d'autres juridictions s'intéressent aux acteurs secondaires, sans qui la machine nazie n’aurait pu fonctionner. De 1946 à 1949, le tribunal général français de Rastatt, situé en Zone Française d’Occupation (ZFO) en Allemagne, se concentre sur ces intermédiaires et médiateurs du régime, révélant l’étendue des responsabilités au sein de la société allemande.
Une justice dans un contexte inédit
Le tribunal de Rastatt inaugure ses travaux en avril 1946. Installé dans une région située au sud-ouest de l’Allemagne, dans la plaine orientale du Rhin, il se consacre aux crimes commis par des Allemands dans la ZFO, qui inclut la Rhénanie-Palatinat, le sud du Bade-Wurtemberg et le Wurtemberg-Hohenzollern. Les procès visent non seulement les dignitaires nazis, mais aussi des civils ayant collaboré par action ou par inaction : chômeurs, fonctionnaires, ou simples citoyens devenus rouages de l’appareil nazi.
Dans son discours inaugural, Joseph Granier, commissaire au gouvernement, souligne l’objectif d’une justice équitable mais implacable, nécessaire pour marquer une rupture morale et juridique avec la barbarie du régime nazi. La France insiste sur une justice non expéditive, fondée sur des preuves solides et sur la responsabilité individuelle.
Le premier procès : le Camp de Neue Bremm
Le premier grand procès concerne le camp de Neue Bremm, situé près de Sarrebruck et de la frontière française. Officiellement présenté par les nazis comme une « prison de la police élargie », ce camp était en réalité administré par la Gestapo de Sarrebruck. Il est utilisé comme un point de transit vers des camps de concentration et comme camp de torture. Il accueil[JD2] le des prisonniers politiques, des travailleurs forcés, des Juifs, des prisonniers de guerre, et d'autres individus arrêtés par le régime nazi. Ces [JD3] près de 20 000 internés ont été soumis à des travaux forcés et à des sévices, vivaient dans un espace de non-droit où des civils ordinaires, devenus gardiens, usaient d’un pouvoir corrompu par la violence.
L’affaire Nikolaus Drokour illustre ce phénomène. Ancien mineur au chômage, il est affecté comme gardien au camp. Accusé de tortures et de crimes contre l’humanité, il est condamné à mort. Ce jugement s’appuie sur des lois internationales en pleine élaboration.
Juger les crimes d’une société
Le tribunal de Rastatt adopte une approche inspirée des procès américains de Dachau, où le principe de culpabilité élargie est introduit. Selon ce concept, « quiconque ayant participé de manière consentante à des sévices ou meurtres systématisés doit en répondre, au même titre que les dirigeants ». Cette logique étend la responsabilité au-delà des actes directs pour inclure la complicité, la connaissance et l’inaction.
Ainsi, sur trois ans, 235 procès se tiennent, impliquant 2 130 actes d’accusation. Tous s’appuient sur l’accusation de « crime contre l’humanité », une notion récemment introduite par la loi n°10 du Conseil de contrôle interallié. Si cette loi marque une avancée dans le droit international, elle reste critiquée par certains juristes allemands pour son caractère flou et sa portée universelle.
Le second grand procès : les Camps Satellites de Natzweiler-Struthof
Le deuxième grand procès de Rastatt concerne les camps satellites de Natzweiler-Struthof, situé en Alsace, une région annexée par le Reich pendant la guerre. Ces camps, intégrés à l’économie de guerre nazie, exploitaient les déportés comme main-d’œuvre. Les détenus, principalement des résistants des pays occupés comme la Pologne, la France ou la Belgique y étaient soumis à des conditions inhumaines pour des travaux secrets, afin d’éviter tout risque d’émulation dans la population.
Parmi les juges figure Henri Gayot, ancien déporté de Natzweiler-Struthof et de Dachau, devenu juge suppléant. Cette situation suscite des interrogations sur l’impartialité des procès.
Ces procès révèlent également les horreurs du plan Wüste, un programme secret d’extraction de pétrole impliquant des déportés déshumanisés dans des galeries souterraines. Leurs conditions de vie étaient déplorables : malnutrition, absence d’hygiène, froid glacial et brutalités régulières.
Le troisième grand procès : les Camps de Schirmeck et de Rotenfels
Le camp de Schirmeck, en Alsace, est aussi au cœur des débats. Conçu comme un camp de rééducation, il accueille des individus accusés de résistance passive face à la mise en place des restrictions de la société allemande en Alsace : pasteurs, curés, réfractaires au travail forcé ou au service militaire. Ces internements, d’abord temporaires, deviennent souvent prolongés en raison des besoins croissants en main-d’œuvre du régime nazi. À partir de 1944, de nombreux détenus sont transférés vers d’autres camps, dont celui de Rotenfels face à la progression des alliées en France vers l’est.
À Rotenfels, les prisonniers sont loués par la Gestapo à des entreprises comme Daimler-Benz, qui les utilisent dans leurs usines. Les conditions de vie y sont deshumanisantes : couchages insalubres, froid, maladies et violences systématiques. Lorsque des attaques aériennes détruisent le site, les prisonniers sont transférés dans des galeries souterraines, où leurs souffrances s’aggravent encore.
Justice ou propagande ?
Les procès de Rastatt posent une question cruciale : visent-ils à rendre justice ou à servir une propagande alliée ? L’implication de juges parfois eux-mêmes anciens déportés ou résistants, comme Henri Gayot, renforce le sentiment d’une justice en partie subjective. Pourtant, l’ampleur des preuves recueillies – témoignages, documents, autopsies – souligne l’importance des faits et la nécessité d’un jugement équitable. L’enquête judiciaire s’appuie sur des preuves écrasantes : registres, lettres, factures, témoignages et exhumation de corps. Ces documents permettent de réfuter les tentatives nazies de dissimulation des crimes.
Ces procès, bien que moins médiatisés que ceux de Nuremberg, marquent une avancée majeure dans l’établissement du droit international. En tenant responsables non seulement les hauts dirigeants nazis, mais aussi les intermédiaires et complices, Rastatt éclaire un aspect fondamental du régime nazi : son ancrage dans la société allemande.
Un héritage complexe
En jugeant 235 cas, le tribunal de Rastatt met en lumière les rouages locaux du régime nazi, soulignant l’importance de l’endoctrinement et de la complicité ordinaire. Les procès révèlent que la machine nazie n’était pas uniquement portée par des idéologues fanatiques, mais aussi par des individus anonymes, souvent corrompus par le pouvoir ou acculés par les circonstances.
Cependant, cet effort judiciaire ne laisse qu’une empreinte limitée dans la mémoire collective. Le tribunal de Rastatt, éclipsé par le prestige des procès de Nuremberg, reste peu connu du grand public. En dépit de son importance, il s’inscrit dans une époque marquée par des tensions politiques qui contribuent à atténuer son héritage.
Dans les années 1950, le contexte international évolue rapidement. Le rapprochement franco-allemand, favorisé par la nécessité d’une alliance face à l’Union soviétique, conduit à une politique d’amnistie pour un grand nombre de détenus condamnés à Rastatt. Le tribunal est dissout en 1949, marquant le début d’une ère de refoulement et d’oubli, alors que l’Allemagne de l’Ouest (RFA) devient un partenaire clé dans le projet européen.
Parmi les 105 condamnations à mort prononcées à Rastatt, 62 sont effectivement exécutées. Pourtant, la volonté de « tourner la page » sur les atrocités nazies pour construire une nouvelle alliance éclipse largement ces jugements. Aujourd’hui, les procès de Rastatt rappellent que la justice n’a pas seulement cherché à condamner les crimes, mais aussi à interroger les structures de responsabilité collective et les choix individuels dans un système totalitaire.