Les autodafés de 1933
- Charlie Björkdahl
- 20 juil.
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Dans la nuit du 10 mai 1933, de gigantesques flammes s’élèvent sur la place de l’Opéra. Elles attirent des dizaines de milliers de personnes qui viennent s’amasser dans le centre de Berlin. Ce soir-là, est symboliquement réduit en cendres l’un des derniers obstacles à l’instauration d’un régime totalitaire : l’accès libre à la culture. C’est en seulement quelques heures que plus de 20 000 livres sont brûlés devant la prestigieuse université d’Humboldt, symbole de l’excellence académique allemande et européenne. Une trentaine d’autres villes subissent pareils évènements : ce sont les autodafés nazis de 1933.
L’autodafé, du portugais auto da fé (lui-même du latin actus fidei), pour acte de foi, désigne la destruction solennelle d’objets par le feu. A l’origine, le terme désignait la séance du tribunal de l’Inquisition pendant laquelle était prononcée la sentence à l’encontre de personnes accusées d’hérésie vis-à-vis de la doctrine chrétienne. Celles déclarées coupables étaient condamnées au supplice du bûcher.
Prémices d’un assaut sur la culture
L’avènement du NSDAP (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei, ou parti national-socialiste des travailleurs allemands) au pouvoir, en janvier 1933, enterre la République de Weimar et avec elle les idéaux démocratiques sur lesquels elle reposait. Dans ce basculement dans le totalitarisme, la culture devient l’une des premières cibles. Dès février 1933, le décret « du président du Reich pour la protection du peuple allemand » (Verordnung zum Schutze des deutschen Volkes) restreint fortement la liberté de la presse. Néanmoins, ce texte législatif ne s’arrête pas à faire taire des journalistes, mais s’attaque aussi à la publication de tous les « imprimés dont le contenu est susceptible de menacer l’ordre public et la sécurité ». C’est ainsi que les ouvrages non conformes aux discours du parti sont confisqués, et que toute œuvre rendue publique passe par une stricte filtration de ses contenus. À partir de mars 1933, les propos portant atteinte au gouvernement et à ses représentants deviennent passibles d’emprisonnement. Ces premiers mois de l’année 1933 marquent alors l’entrée dans l’ère de la « purification culturelle ». Selon l’historien Jean-Michel Palmier, le parti commence à encadrer les sphères intellectuelles dans le but « d’enraciner dans le sol et dans le sang de la communauté nationale un art véritablement allemand ». De plus, il explique la justification de ce contrôle en précisant que « l’anarchie culturelle lui (Hitler) semble refléter l’anarchie politique ».
Grande campagne contre l’esprit non allemand
Au cours des mois de février, mars et avril 1933, l’Allemagne vit une série de mouvements de répression à l’encontre des juifs et des opposants politiques. Des actes de violence, perpétrés pour la plupart par des SA (sections d’assaut, Sturmabteilung) et des SS (escadron de protection, Schutzstaffel ) dans un but d’intimider les populations visées, et d’imposer l’autorité du parti au sein même de la société civile. Ces actes consistent principalement en des boycotts de magasins juifs et en la diffusion de messages haineux. Dans la continuité de cet élan contre les juifs et les opposants politiques, des associations étudiantes décident de se joindre au mouvement. Quelques-unes d’entre elles organisent des autodafés où des livres, dont les auteurs sont juifs ou dont les thèses ne vont pas dans le sens de celles avancées par le parti, sont jetés dans les flammes sur des places publiques. Cependant, ces premiers autodafés restent de faible ampleur car non coordonnés à l’échelle nationale. Peu d’attention leur est accordée.

Dès début avril 1933, des groupes étudiants décident de mettre en place un plan d’action conjoint visant à « défendre le sentiment national ». Des tracts sont distribués à travers le pays, des affiches sont placardées sur les places publiques, et des conférences sont données au sein des universités. Tous ces évènements promeuvent, au sein des milieux universitaires dans un premier temps, l’esprit allemand dit fort et pur contre l’intellectualisme juif pervers et dépravé. À cela s’ajoute la loi du 7 avril stipulant un renvoi des professeurs qui s’opposent publiquement aux idées du parti. Il suffit d’un mois pour que les milieux étudiants soient dominés par le discours des membres de l’Union des étudiants nationaux-socialistes allemands (Nationalsozialistischer Deutscher Studentenbund). Leur présence affirmée décourage l’expression d’une quelconque hostilité à l'égard des idées nazies. C’est à ce moment-là qu’apparaissent les premières listes noires, listes énumérant les œuvres littéraires vouées à être bannies. Les librairies subissent les premières perquisitions, et les libraires doivent s’engager à retirer de leurs étagères ces ouvrages qui ne feraient que « corrompre l’esprit des allemands ». De la même manière, la propagande incite les étudiants à trier leurs bibliothèques personnelles et familiales, puis à se tourner vers les bibliothèques universitaires. Certains groupes étudiants vont jusqu’à fouiller les bibliothèques et les librairies afin de collecter ces écrits maintenant proscrits.
Autodafés à travers l’Allemagne, 10 mai 1933
Pour mettre un point final à ce combat contre la pensée non allemande, les étudiants décident d’organiser de grands bûchers où les livres précédemment confisqués pourront être détruits publiquement. Cette démonstration de force a pour but d’exposer au monde entier que la culture juive, communiste et étrangère n’a plus sa place dans la vie intellectuelle allemande. Des affiches sont placardées sur les murs des universités et des circulaires sont distribuées, appelant au rassemblement le 10 mai pour l’esprit allemand et contre « la décomposition judéo-marxiste du peuple allemand ». Ces grandes cérémonies publiques sont organisées dans 34 villes universitaires à travers l’Allemagne, telles que Bonn, Munich, Dortmund et Berlin. La corporation des étudiants allemands transmet alors des consignes très précises quant au déroulement des autodafés, relayés par des circulaires distribuées quelques jours plus tôt. Le jour J, la synchronisation des autodafés est rendue possible en suivant les consignes données par radio à chaque comité local. Ainsi, chaque autodafé se déroule selon les mêmes étapes. Tout commence en fin d’après-midi par un discours d’un membre de la corporation étudiante dans un amphithéâtre de l’université. A la nuit tombée, les étudiants marchent jusqu’au bûcher préalablement installé, munis de flambeaux. Vers 23h, neufs étudiants annoncent, chacun à leur tour, la raison pour laquelle ces œuvres doivent disparaître de la société allemande dans une logique de rabaissement et d’humiliation des œuvres à brûler. Cette mesure suscite une approbation générale et entraîne la foule dans une frénésie collective. On peut citer l’une de ces acclamations, « Contre le journalisme étranger au peuple et marqué par la judéo-démocratie, pour une participation consciente et responsable à l’œuvre de construction nationale ! Je jette aux flammes les écrits de Theodor Wolff et Georg Bernhard ! ». Puis s'ensuit l’embrasement d’une grande pile de livres. Parmi les auteurs dont les œuvres finissent brûlées figurent Karl Marx, Sigmund Freud, Albert Einstein, Ernest Hemingway ou Franz Kafka. Les flammes prennent de la hauteur, le feu devient plus spectaculaire. Les livres continuent de brûler jusqu’à minuit.
Parmi ces autodafés, celui de Berlin est resté le plus marquant dans la mémoire collective, se démarquant par la quantité de spectateurs et la présence de hauts dignitaires tels que Joseph Goebbels. Cet évènement est mémorable car spectaculaire. Un cortège se déplace à travers la ville, où des camions chargés de 20 000 et 25 000 livres sont accompagnés d’étudiants munis de flambeaux et d’une fanfare faisant retentir des chants patriotiques. Il s’immobilise Place de l’Opéra où une foule de 70 000 personnes est rassemblée autour de bûchers. Malgré une forte pluie qui s’abat ce soir-là sur Berlin, les flammes finissent par s’élever vers le ciel, devant l’Opéra et l’université. Une fois les livres réduits en cendre, vers minuit, Joseph Goebbels prononce un discours au ton victorieux, réaffirmant les objectifs de cet évènement et vantant les succès de cette épuration. Tout l'événement est filmé et retransmis en direct à la radio. Dans une proclamation de l’affranchissement de l’esprit et de la nation allemande, ces bûchers emportent dans leurs flammes l’un des piliers de la liberté d’un peuple.

La symbolique du feu
Ces autodafés spectaculaires, conduits selon une organisation stricte, deviennent le symbole de la purification du monde artistique et intellectuel. Ces évènements, aux accents de processions religieuses, doivent susciter haine et dégoût pour les ouvrages condamnés, à tel point que la population les aurait rejetés même s’ils étaient encore accessibles. Après les librairies, les bibliothèques, la censure conquiert les esprits… Plus qu’une simple démonstration de force, les autodafés, au travers de la symbolique du feu sciemment choisie, rendent compte de la finalité du projet nazi. Le feu reprend le rôle qui lui avait été attribué initialement sous l’Inquisition : détruire et purifier. Ces flammes permettent la destruction physique des œuvres, les faire disparaître pour les garder hors de portée de la population, les effacer de la mémoire collective. Comme le feu purifiait les âmes des hérétiques, il purifie la société des éléments qui empêchent l’accomplissement du projet nazi. La première menace est écartée : l’accès libre à la connaissance. Révélatrice d’un projet exterminateur, la purification n’est pas seulement restée au rang de l’esprit.
Comme l’avait décrit le poète Heinrich Heine dans Les dieux en exil, poète dont les œuvres sont désormais bannies :
« Là où l’on brûle des livres, on finit par brûler des hommes »