top of page
Julien Davain

Les Enfants de Bullenhuser-Damm

Le bâtiment de l'école de Bullenhuser-Damm. Domaine public


C’était un terrible drame qui se produisait le 20 avril 1945, dans le sous-sol d’une petite école évacuée. Vingt enfants étaient lâchement assassinés après de longs mois d’intenses souffrances. Survenus dans le cadre, toujours, de la Shoah, ces assassinats ne furent connus du grand public qu’à partir de 1978 grâce au journaliste Günther Schwarberg et ses articles sur l’évènement. Retour sur un massacre méconnu.


Le 29 juillet 1944 était arrêtée la famille Kohn, juifs français arrivés en France dans les années 1830 et proches des Rothschild par la mère, Suzanne Kohn née Nêtre. Armand, le père, était directeur de l’hôpital de Rothschild. Ils avaient quatre enfants : Antoinette, née en 1922, Philippe en 1923, Rose-Marie en 1926 et Georges-André en 1932. Le destin tragique de cette famille nous permettra d’illustrer le drame de Bullenhuser Damm.


Une partie de la famille (Suzanne, Antoinette, Georges-André et Marie-Jeanne) est déportée le 31 juillet 1944 vers Buchenwald, finalement arrêtée à la gare de transit de Weimar, rejointe par l’autre partie de la famille (Armand, Philippe et Rose-Marie) par l’ultime convoi du 17 août 1944. Entre-temps, Philippe et Rose-Marie parviennent à s’échapper de ce convoi lorsqu’il s'arrête à la gare Morcourt dans la Somme. À Weimar, si Armand est bien transporté à Buchenwald pour y travailler, Suzanne, Antoinette, Georges-André et la mère de Armand Marie-Jeanne de Weisweiller sont déportés vers Auschwitz.


On ne connaît que trop mal le sort des Kohn à Auschwitz, arrivés début septembre 1944. Dès leur arrivée, Georges-André, âgé de 12 ans seulement, fut immédiatement transféré au « camp D », camp de travail, et chaleureusement accueilli par les autres déportés masculins du camp. Louis Micard, un des déportés du camp D, notifia dans une lettre à Armand Kohn en 1946 que


« chacun d’entre nous mit tout en œuvre pour lui faire oublier où il se trouvait et à dissimuler autant que possible ce qui se passait. » - Louis Micard

On sait également que les trois femmes Kohn ne reviendront jamais du camp de la mort, séparées tragiquement de leur petit Georges-André. Il faut imaginer la terreur de Suzanne, découvrant la torture qu’elle allait subir au crépuscule de sa vie, imaginant son fils endurer le même sort seul, tout seul.


Le 18 janvier 1945, le camp est évacué et, dans la cohue qui fut celle du camp dès cette date, Louis Micard perd de vue le jeune Georges-André. L’Histoire précise qu’il avait été rapidement happé sur ordre du médecin SS Kurt Heißmeyer avec dix-neuf autres enfants, alors déportés vers le camp de Neuengamme, près de Hambourg. Le tout-puissant médecin SS avait décidé, de façon tout à fait arbitraire, de faire de ces vingt petits enfants, âgés de cinq (cinq !) à douze ans, les cobayes de ses expérimentations aussi invraisemblables que incohérentes. Kurt Heißmeyer était persuadé que c’était en injectant une quantité excessive de bacilles de tuberculose dans l’organisme que l’on parviendrait à immuniser le corps humain de la dite tuberculose. Hypothèse qui avait déjà été démentie pendant l’entre-deux-guerres…


C’est alors que l’on injecte après avoir fait une incision dans l’avant-bras des enfants des bacilles de tuberculose. On leur injecte aussi ces bacilles dans les poumons, à l’aide de sondes passant par la trachée… Très vite, les enfants tombent gravement malades et passent l’essentiel de leur temps à dormir, sinon à souffrir. Évidemment, l’expérience sera un échec cuisant sans émouvoir une seule seconde le bourreau prétendu médecin, ayant repris entre temps sa fonction de médecin dans l’Allemagne libérée, qui déclare lors de son procès en 1964 – il avait alors repris sa fonction de médecin dans l’Allemagne libérée – qu’il ne faisait « aucune différence fondamentale entre les juifs et les animaux de laboratoire ». Quatre hommes connaisseurs du domaine médical, docteurs et professeurs, assistaient Kurt Heißmeyer. Ils auraient agi en faveur des enfants à plusieurs reprises en tuant, entre autres, les bacilles que le bourreau s’apprêtait à injecter aux enfants une nouvelle fois.


Avril 1945. Les Alliés progressent toujours plus dans un Reich détruit et en proie aux pires instabilités. La défaite du Reich n’étant devenue une illusion pour personne, il s’agissait désormais de « sauver sa peau » en dissimulant les preuves des crimes nazis. Berlin impose alors à Max Pauly, commandant de Neuengamme, de tuer les Enfants. Ordre transmis et exécuté par le docteur Alfred Trzebinski, médecin en chef du même camp qui organise le dernier convoi des enfants dans un état critique.


Le 20 avril 1945, vers minuit, les vingt enfants gravement malades ainsi que les quatre médecins, prisonniers eux aussi, après un voyage en camion, lequel était conduit par Hans Friedrich Petersen, sont amenés dans la cave d’une ancienne école, celle de Bullenhuser Damm. Le massacre commence avec les quatre médecins – deux Français, René Quenouille et Gabriel Florence et deux Hollandais, Dirk Deutekom et Anton Hölzel – qui sont pendus à des tuyaux dépassant des murs de la cave. Dans un élan de générosité, de compréhension et d’empathie (que nenni !), on injecte aux vingt petits enfants qui, rappelons-le, n’étaient âgés que de cinq à douze ans,  de la morphine pour qu’ils s’endorment rapidement. Ils seront ensuite pendus sans protestation par les SS Johann Frahm et Wilhelm Dreimann. Frahm raconta qu’il devait peser avec le poids de son corps sur les enfants pour serrer le nœud de la corde – les enfants étaient alors si petits et si maigres ! Lors de son interrogatoire en 1946, Johann Frahm déclara avoir « accroché les enfants au mur comme des tableaux ». Les corps inanimés semblent avoir été incinérés par les autorités nazies.


Le massacre reste inconnu pendant de nombreuses années. Lorsque l’Allemagne est libérée de la barbarie nazie, le bâtiment de Bullenhuser Damm reprend sa fonction première d’école primaire et des élèves sont éduqués dans l’ignorance de ce qui s’était produit sous leurs pieds…


Les familles des jeunes martyrs, si tant est qu’elles aient survécu à la barbarie nazie, restaient dans l’ignorance la plus totale quant au sort qu’avaient subi leurs enfants. Armand Kohn, revenu très malade à Paris, ne connaîtra jamais le sort qui fut réservé à son fils, puisqu’il décéda en 1962, alors âgé de soixante-huit ans.


Sans que le drame soit divulgué, quelques anciens déportés avaient pris l’habitude de se déplacer chaque 20 avril auprès de l’école pour y déposer quelques fleurs en hommage aux vingt enfants lâchement assassinés.


Ce n’est qu’en 1978 que le journaliste allemand Günther Schwarberg prend connaissance des faits. Pour enfin faire connaître les faits du grand public, il publie une série d'articles intitulée « Le médecin SS et leurs enfants » dans le magazine allemand Stern. Ses articles connaissent un grand retentissement. Antifasciste convaincu et engagé dans le devoir de mémoire, Günther Schwarberg se lance alors dans des recherches approfondies pour tenter de retrouver les familles des vingt petits enfants. C’est alors qu’il entre en relation avec Philippe Kohn, le grand-frère de Georges-André, toujours en quête d’indices sur ce dernier.


Le 20 avril 1979, les familles retrouvées se réunissent à l’école de Bullenhuser-Damm et découvrent pour la première fois le lieu de disparition de leurs enfants, frères et sœurs, cousins et cousines, neveux et nièces. Une association est finalement créée en hommage aux Enfants par Günther Schwarberg et quelques familles, dont Philippe Kohn, qui en devient le président.


L’hommage ne s’arrête pas là. Il est alors question de ne pas laisser ce crime impuni. Le chef de base du camp de Neuengamme, Arnold Strippel, avait été condamné à la perpétuité en 1946 pour ses crimes commis à Buchenwald. Il avait été relâché en 1969 contre une compensation financière, et n’avait jamais été mis en cause dans les meurtres de Bullenhuser-Damm. Kurt Heißmeyer, lui, comme on l’a vu, avait pu reprendre ses fonctions de pneumologue dans l’Allemagne libérée. En 1964, on fait finalement un lien avec ses exactions au camp de Neuengamme, et il est finalement condamné à la perpétuité pour crime contre l’humanité. Petersen, lui, ne fut jamais inquiété pour son rôle dans le massacre et mourut paisiblement en 1967.


L’hommage ne s’arrête pas là, donc, car l’association nouvellement fondée souhaite attirer l’attention sur la défaillance du système juridique allemand. Ils fondent alors un « tribunal international » en 1986, lequel fut fréquenté par des experts juridiques et des anciens prisonniers du camp de Neuengamme.


Un mémorial fut érigé dans la cave du bâtiment en 1980, et agrandi jusqu'en 2011. L’association et le mémorial sont les derniers passeurs de mémoire de ce massacre encore peu connu, bien qu’il bénéficia d’une portée internationale un temps grâce aux travaux passionnés de Günther Schwarberg. Une rue fut renommée au nom de Georges-André Kohn à Hambourg en 1992, en présence de Philippe Kohn.


A nous, désormais, de perpétrer la mémoire de ces massacres qui ne trouvaient d’impulsion que dans la rage xénophobe du nazisme.


Laissons-nous emporter quelques secondes par la douleur en rendant hommage aux vingt enfants assassinés, un par un : Georges-André Kohn, français, douze ans. Jacqueline Morgenstern, française, douze ans. Walter Jungleib, slovaque, douze ans. R. Zeller, polonais, douze ans. Lelka Birnbaum, polonaise, douze ans. Sara Goldfinger, polonaise, onze ans. Eduard Hornemann, douze ans, et son petit-frère Alexander, huit ans, hollandais. Bluma Mekler, polonaise, onze ans. Eduard Reichenbaum, polonais, dix ans. Ruchla Zylberberg, polonaise, huit ans. Marek Steinbaum, polonais, sept ans. H. Wassermann, polonais, huit ans. Lea Klygerman, polonaise, sept ans. Mania Altman, polonaise, sept ans. Sergio De Simone, italien, sept ans. Riwka Herszberg, polonaise, six ans. Roman Witoński, six ans, et sa sœur Eleonora, cinq ans, polonais. Marek Kames, polonais, cinq ans.





bottom of page