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Les personnes malades et handicapées : victimes oubliées du régime nazi

Julie Descamps


Embarquement de patients dans un bus en 1941 ·  ©  Auteur inconnu / Pressestelle der Diakonie Neuendettelsau
Embarquement de patients dans un bus en 1941 ·  © Auteur inconnu / Pressestelle der Diakonie Neuendettelsau

C’est une information méconnue : les personnes malades et handicapées ont été les victimes de la première extermination de masse du régime nazi. Considérées comme des fardeaux pour la société, elles ont fait l’objet de la première loi d’hygiène raciale nazie en 1933, quelques mois après l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Leur persécution commence par une vague de stérilisation forcée, et se poursuit par leur mise à mort dans le secret des institutions de santé. Sur le territoire allemand, de 1934 jusqu’à la fin de la guerre, on estime qu’environ 400 000 personnes malades ou handicapées ont été stérilisées et 300 000 ont été assassinées. Pourtant, très peu des criminels impliqués ont été condamnés lors des grands procès d’après-guerre, et il a fallu des décennies avant d’obtenir la reconnaissance de ces victimes.



L’eugénisme en toile de fond de l’idéologie nazie


L’idéologie nazie de la « pureté raciale » s’inspire de l’eugénisme, un courant de pensée développé au XIXème siècle dans les travaux du naturaliste britannique Francis Galton. Celui-ci considère que l’hérédité peut être contrôlée pour sélectionner les traits jugés souhaitables et éliminer les « défauts » génétiques. Il se focalise sur un eugénisme « positif », dont l’objectif est d’encourager la reproduction des individus possédant des qualités dites « supérieures ».


L’idée se répand en Europe et aux États-Unis. Dès le début du XXème siècle, des sociétés eugénistes se développent et réunissent médecins, psychiatres ou encore généticiens. Rapidement, le concept prend une tournure plus radicale. C’est la naissance de l’eugénisme « négatif », qui vise à éviter la reproduction des êtres présentant des gènes « indésirables ». Les premières lois en ce sens sont promulguées aux États-Unis en 1907 : l’Indiana, suivi par plusieurs autres États, adoptent un texte autorisant la stérilisation des criminels et des personnes souffrant d’un handicap mental.


En Allemagne, les tensions sociales et économiques qui font suite à la Première Guerre mondiale accélèrent la radicalisation et la propagation des théories eugénistes. Lors de son arrivée au pouvoir en 1933, Hitler trouve un terrain propice à la diffusion de l’idéologie nazie. Celle-ci va bien plus loin que l’eugénisme : elle prône la supériorité de la « race aryenne » et défend des idées antisémites et racistes. Souvent isolées et vulnérables, les personnes handicapées sont les premières cibles choisies par Hitler pour tester la mise en œuvre de son projet d’hygiène raciale auprès de la population. 


Des affiches, brochures et films sont diffusés afin de déshumaniser les personnes handicapées, présentées comme des fardeaux, qui font peser un coût sur la société au détriment des personnes « méritantes ». La propagande s’immisce jusque dans les écoles, où les enfants sont par exemple invités à calculer le coût d’une personne handicapée dans un problème de mathématiques. C’est donc dans une globale indifférence qu’entre en vigueur la première loi visant les personnes handicapées, quelques mois à peine après l’arrivée au pouvoir d’Hitler.



La stérilisation forcée et massive pour « préserver l’hygiène raciale »


Le 14 juillet 1933, le régime nazi promulgue la loi sur la stérilisation des personnes considérées comme « indésirables » et « inutiles ». Le texte cible les individus qui seraient porteurs de l’une des huit affections suivantes : le handicap mental, la schizophrénie, le trouble bipolaire, l’épilepsie congénitale, la maladie de Huntington, la surdité congénitale, la cécité congénitale, et la présence de graves malformations physiques congénitales. Les personnes présentant un « alcoolisme avancé » sont également visées. Ces affections sont présentées comme étant des maladies héréditaires, sans que cela ne repose sur des fondements scientifiques.


La loi entre en vigueur le 1er janvier 1934. La stérilisation est pratiquée dans des établissements de santé par des médecins : vasectomie pour les hommes et ablation des trompes, voire de l’utérus, pour les femmes. Bien que présentant l’opération comme une démarche volontaire, la loi prévoit également que celle-ci soit réalisée sous la contrainte. C’est ce qui se produira dans la quasi-totalité des cas. Les individus destinés à la stérilisation sont identifiés au travers des registres médicaux, de questionnaires envoyés aux institutions spécialisées, ou même de dénonciations. 


Les adolescents sont également visés, et recensés directement dans les écoles. On leur soumet des questionnaires pour obtenir des informations sur leur famille. Ce sont parfois des classes entières qui sont envoyées dans une clinique pour être stérilisées, sans que leurs parents n’en soient informés. De nombreuses victimes ne comprennent même pas ce qu’on leur fait subir. 


On estime qu’entre 360.000 et 400.000 personnes auraient ainsi été stérilisées de force rien que sur le territoire allemand. L’horreur ne s’arrête pas là : les médecins nazis provoquent également des avortements, parfois jusqu’au 9ème mois. Durant la guerre, ces pratiques s’étendront aux autres victimes du régime nazi, et seront réalisées dans les camps de concentration par des médecins qui n’hésiteront pas à pratiquer les pires expériences « médicales ».



Le programme Aktion T4 : les prémices de « la solution finale »


À l’automne 1939, Hitler signe un document qui autorise les médecins à accorder une « mort de grâce » (« gnadentod ») aux « malades » considérés comme « incurables ». C’est ce programme qui sera connu sous le nom « Aktion T4 », en référence au Tiergartenstraße4, à Berlin, adresse du bureau qui en a la charge. Le document est antidaté au 1er septembre 1939. Ce jour marque le début de la Seconde Guerre mondiale, qui sert de prétexte à Hitler pour lancer cette vaste campagne dite « d’euthanasie » : il faut libérer des lits d’hôpitaux pour les blessés de guerre et donc supprimer les « vies inutiles ».


En réalité, Hitler a déjà initié le programme dès le printemps 1939, lorsque le personnel médical allemand reçoit l’ordre de signaler les nouveau-nés et enfants de moins de 3 ans présentant un handicap physique ou mental. Ceux-ci sont ensuite placés dans des « établissements pédiatriques » où ils seront en réalité « euthanasiés » quelques mois plus tard. On estime qu’entre 5 000 et 10 000 enfants auraient ainsi été assassinés entre 1939 et 1941, soit par injection médicamenteuse, soit par privation de nourriture.


Les adultes sont quant à eux retirés des institutions spécialisées puis conduits dans des bus au sein de l’un des six centres « d’euthanasie » présents en Allemagne. Les injections médicamenteuses, jugées trop longues et trop coûteuses, laissent la place aux premières chambres à gaz camouflées en douche. Les victimes périssent asphyxiées par du monoxyde de carbone pur puis leurs corps sont brûlés dans des fours crématoires. Des officiers de l’état civil sont chargés d’envoyer aux familles une urne funéraire et un faux certificat de décès mentionnant une mort naturelle. 


Le secret ne tient pas longtemps : les familles comprennent qu’elles ont été trompées. L’information se diffuse et indigne l’opinion publique, notamment grâce à l’évêque de Münster, Clemens August Graf von Galen, qui condamne ces meurtres dans son sermon du 3 août 1941. Le 24 août, Hitler met fin au programme, mais il a atteint son objectif : 70 000 « malades » ont été tués et une méthode d’extermination de masse a été mise au point. Les principaux techniciens à l’origine de ce massacre seront d’ailleurs ensuite envoyés en Pologne dans le cadre de l’extermination des Juifs.


La fin du programme « Aktion T4 » ne signifie pas la fin de l’hécatombe. Celle-ci se poursuit jusqu’à la fin de la guerre, dans le secret des institutions, avec d’autres méthodes (privation de nourriture, négligence ou injection de dose mortelle de médicaments). Au total, 300 000 personnes malades ou handicapées sont exterminées jusqu’à la fin de la guerre.



Victimes silencieuses, victimes oubliées


Bien qu’ayant été les victimes de la première extermination de masse du régime nazi, les personnes handicapées ont longtemps été ignorées, et leur histoire reste encore peu connue. Lors des procès d’après-guerre, seuls quelques responsables sont condamnés spécifiquement au titre de leur implication dans le programme Aktion T4. La quasi-totalité des médecins impliqués n’est pas poursuivie ; ils continueront leur carrière dans le monde d’après-guerre. 


Les personnes handicapées ne sont pas la priorité à cette époque. Elles continuent d’être marginalisées au travers des institutions, et en raison d’un manque de politique publique en faveur de leur inclusion. Leurs familles peinent également à se mobiliser : elles ont été trompées et manquent de preuve. De plus, elles ne bénéficient pas d’un soutien fort de la part d’une association, d’une organisation, ou du gouvernement. Enfin, la destruction des archives et la diversité des victimes complexifient leur recensement, limitant toute possibilité de mobilisation collective.


En 2017, l’institut Max Planck, héritier de la société Kaiser Wilhelm, responsable d’expérimentations médicales durant la guerre, annonce le lancement d’un projet de recensement des victimes. Cette initiative fait suite à la découverte d’échantillons humains issus du programme Aktion T4 dans les archives de l’institut, alors qu’ils auraient dû être enterrés dans les années 1990. Pourtant, depuis le communiqué de presse annonçant le lancement du projet, qui devait durer 3 ans, aucune information n’a été fournie par l’institut ou dans la presse. Ce silence montre qu’il reste du chemin à parcourir afin d’identifier toutes les victimes et d’honorer leur mémoire.


Heureusement, le travail des historiens, des familles, et des associations permet peu à peu de faire reconnaître leur histoire. En 2014, le premier mémorial allemand dédié aux victimes de « l’euthanasie » est enfin inauguré. Il s’agit d’un mur de verre de 24 mètres de haut, érigé à Berlin, sur le lieu historique de l'Aktion T4, au Tiergartenstraße 4. Ce mémorial rejoint les trois mémoriaux à Berlin dédiés aux victimes juives, homosexuelles et tsiganes du IIIe Reich.


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