Missak Manouchian : un Arménien dans la Résistance française
- Sandy Papazian
- 4 juin
- 8 min de lecture

Le 21 février 2024, Missak Manouchian devient le premier résistant étranger à être honoré par son entrée au Panthéon, au côté de son épouse Mélinée. Orphelin du génocide arménien, il prend la tête, d'août à novembre 1943, d’une unité de résistance communiste, menant des actions armées à Paris. Il sera fusillé au Mont-Valérien le 21 février 1944. Un parcours marqué par la lutte, le sacrifice, mais aussi et surtout l'espoir. Voici l'histoire poignante d'un homme de courage.
Naissance d'un combattant : l'enfance de Missak Manouchian
Missak Manouchian naît en 1906 à Adiyaman, un village situé dans le sud de l'actuelle Turquie, au sein d'une famille paysanne arménienne. Orphelin très jeune, en 1915, il perd ses parents dans le cadre du génocide arménien perpétré par l'Empire ottoman. Son frère Garabed et lui sont d'abord cachés par des Kurdes avant d'être placés dans un orphelinat français au Liban. C'est là qu'il apprend la langue ainsi que la culture française et se forme au métier de menuisier.
En 1924, Missak émigre à Marseille, où il travaille avec son frère dans les chantiers navals de la Seyne-sur-Mer avant de rejoindre Paris quelques mois plus tard. Dans la capitale, il suit des cours à la Sorbonne en auditeur libre, tout en se consacrant à sa passion pour l'écriture, rédigeant des poèmes et des articles sur la politique et la littérature. Cependant, un nouveau drame frappe sa vie en 1927, lorsque son frère Garabed meurt de la tuberculose. Malgré cette perte, Manouchian ne sombre pas et trouve un emploi chez Citroën, mais la crise économique le contraint à enchaîner divers petits métiers. Parallèlement, il poursuit son engagement pour l'écriture en fondant deux revues littéraires avec des amis, et devient rédacteur en chef du journal Zangou (nom d'une rivière à Erevan, Arménie).
Mélinée Soukémian, qui deviendra son épouse, voit le jour à Constantinople en 1913. À l'âge de deux ans, elle perd ses parents et, après avoir été recueillie à Smyrne (actuelle Izmir), elle trouve refuge en Grèce. À la fin de l'année 1926, elle part pour la France afin de poursuivre ses études. En raison d'une erreur d'état civil, elle est alors rebaptisée Mélinée Assadourian.

Un parcours militant au cœur du Parti Communiste
Parti Communiste Français : Main d’Oeuvre Immigrée (PCF-MOI)
Le 17 janvier 1934, dans son carnet, Missak Manouchian écrit : « J’ai un désir infini d’entrer dans les rangs du Parti communiste et de me consacrer à la lutte sociale ». Quelques semaines plus tard, en février 1934, il devient officiellement membre du Parti Communiste Français. Après la Première Guerre mondiale, face à l'afflux massif d'immigrés venus participer à la reconstruction, le PCF crée la Main d'Oeuvre Étrangère (MOE), une organisation répartie par sections linguistiques. Dans les années 1930, cette structure évolue pour devenir la Main d’Oeuvre Immigrée (MOI). C'est dans ce cadre que Missak Manouchian rejoint le groupe arménien, dans lequel il prend rapidement des responsabilités et siège à la direction du Comité de secours à l’Arménie.
C’est également à cette époque qu’il rencontre Mélinée, sa future femme. Ensemble, ils jouent un rôle déterminant dans l’organisation politique des arméniens en France, ainsi que dans la lutte contre l’extrême droite et pour la défense des Droits de l’Homme.
Le 2 septembre 1939, peu avant la déclaration de guerre, Missak Manouchian est arrêté en tant que communiste étranger, suite au pacte germano-soviétique. Il est ensuite libéré et, à partir de mi-octobre, intégré dans un régiment en Bretagne. C’est dans ce cadre qu’il renouvelle sa demande de naturalisation française, qu'il avait précédemment formulée en 1933, mais qui avait été repoussée en raison de l'absence de revenus réguliers.
Après avoir été employé en province, il retourne à Paris, où il est de nouveau arrêté fin juin 1941 lors d'une rafle de communistes et de Russes blancs, ordonnée par les Allemands, alors que Hitler lance son offensive contre l'URSS. Il est emprisonné au camp de Compiègne-Royallieu, mais bénéficie d'une libération dès septembre.
En juin 1941, la violation du pacte germano-soviétique par Hitler offre un soulagement aux militants communistes, qui placent désormais, la résistance armée au cœur de leurs priorités.
Francs-tireurs et partisans - Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI)
C'est en février 1943 que Missak Manouchian intègre les Francs-Tireurs et Partisans – Main-d’Œuvre Immigrée à Paris. Il rejoint d'abord le premier détachement en tant que combattant, portant le matricule 10300. À la fin juin, il est nommé commissaire technique au sein du trio de direction, et dès début août, il prend la tête des FTP-MOI en tant que chef militaire, succédant ainsi à Boris Holban, qui avait fondé ce groupe en avril 1942.
Bien que le groupe, déjà fragilisé par la répression, ne compte plus qu’une soixantaine de membres à l’été 1943, il reste à l’origine d’actions remarquables et très médiatisées telles que l'attentat visant le général allemand Julius Ritter, responsable de la réquisition de la main-d'œuvre dans le cadre du Service du travail obligatoire (STO). Ce groupe est constitué de résistants provenant de nombreuses nationalités : Espagnols, Bulgares, Hongrois, Polonais, Roumains, Arméniens, Italiens, et en grande partie de Juifs.
Poursuite implacable et dénouement tragique
Une traque sans relâche
La traque des résistants étrangers, et notamment de ceux du groupe de Missak Manouchian, est incessante. Depuis plusieurs mois, les Brigades spéciales de la police parisienne, notamment la deuxième Brigade des Renseignements généraux (BS2), mènent une chasse implacable contre ces combattants. Ces groupes sont sous surveillance constante, et trois filatures se succèdent entre janvier et novembre 1943.
Le 24 septembre 1943, Manouchian est repéré lors d’un rendez-vous avec Joseph Boczor, le chef des Dérailleurs et ancien combattant de la guerre d’Espagne. Quelques jours plus tard, c’est en suivant Manouchian que la BS2 parvient à localiser son supérieur, Joseph Epstein, chef des FTPF de la région parisienne.
Peu de temps après, Joseph Dawidowicz, le chef politique des FTP-MOI, est arrêté. Lors de son arrestation, de nombreux documents sont retrouvés : on le soupçonne longtemps d’être responsable de la chute du réseau. Cependant, les policiers n’ont pas uniquement compté sur ses dires, mais ont mis en place une surveillance minutieuse et prolongée.
Le 16 novembre 1943, la police passe à l’action et interpelle toutes les personnes sous surveillance. Missak Manouchian avait alors un rendez-vous avec Epstein ; ils sont repérés, capturés et livrés aux Allemands. En l’espace de quelques jours, 68 résistants sont arrêtés.
Mélinée réussit à échapper à la rafle en se cachant chez les Aznavourian, la famille de Charles Aznavour. Les parents du jeune Charles, influencés par leur rencontre avec ces résistants, s'engagent de plus en plus dans la lutte en cachant des Juifs traqués par la Gestapo ainsi que des soldats russes et arméniens, forcés de servir dans l'armée allemande.
L’affiche rouge et le grand procès
Après avoir subi des interrogatoires et des tortures infligés par le commissaire David, responsable de la Brigade spéciale n° 2 des Renseignements généraux, Manouchian et vingt-deux de ses compagnons identifiés comme francs-tireurs (22 hommes, dont il fait partie et une femme, Golda Bancic) sont remis aux autorités allemandes. Ces dernières choisissent d'exploiter l'affaire à des fins de propagande, dans l'espoir de discréditer la Résistance aux yeux du public. Une affiche rouge, portant le titre La Libération par l’armée du crime, est créée. Elle présente le portrait de neuf combattants du FTP-MOI, tous d'origine étrangère, ainsi que leur chef, Manouchian, décrit de la manière suivante : « Arménien, chef ».

Le 18 février, les 23 membres des FTP-MOI sont condamnés à mort. 22 hommes sont fusillés le 21 février dans la clairière du Mont-Valérien, tandis que Golda Bancic est transférée à la prison de Stuttgart, où elle est guillotinée le 10 mai, les autorités allemandes n'exécutant pas de femmes en France.
Epstein ne faisait pas partie de ce procès. Arrêté sous le nom d'Estain, il est né au Bouscat, près de Bordeaux, et est officiellement considéré comme français et aryen, bien qu'il soit en réalité un juif polonais. En conséquence, il est jugé dans un autre procès, dans lequel il sera également condamné à mort et exécuté par fusillade.

Liste exhaustive du groupe
Stanislas Kubacki, polonais, 36 ans ; Amedeo Usseglio, italien, 32 ans ; Joseph Boczor, responsable des déraillements, « Juif hongrois, chef dérailleur, 20 attentats » sur l’affiche rouge, tchécoslovaque, 38 ans ; Maurice Fingercweig, « Juif polonais, 3 attentats, 5 déraillements » sur l’affiche rouge, détachement des dérailleurs, 22 ans ; Celestino Alfonso, « Espagnol rouge, 7 attentats » sur l’affiche rouge, brigadiste espagnol, 27 ans ; Cesare Luccarini, italien, 22 ans ;
Robert Witchitz, « Juif hongrois, 15 attentats » sur l’affiche rouge, français d’une famille d’immigrés polonais, 19 ans ; Lajb (Léon) Goldberg, polonais, 20 ans ; Emeric Glasz, hongrois, 42 ans ; Joseph Epstein, qui n’était pas sur l’affiche rouge (trop « aryen ») mais était le chef de Missak Manouchian ;
Marcel Rajman, « Juif polonais, 13 attentats » sur l’affiche rouge, 21 ans ;
Missak Manouchian, « Arménien, chef de bande, 56 attentats, 150 morts, 600 blessés » sur l’affiche rouge, chef des FTP-MOI, 37 ans ; Thomas Elek, « Juif hongrois, 8 déraillements » sur l’affiche rouge ; Olga Blancic, roumaine, 32 ans ; Szlama Grzywacz, « Juif polonais, 2 attentats » sur l’affiche rouge, 34 ans ; Georges Cloarec, français, 19 ans ; Roger Rouxel, français, 18 ans ; Jonas Geduldig, détachement des dérailleurs, juif polonais, 26 ans ; Antoine Salvadori, italien, 24 ans ; Spartaco Fontanot, « Communiste italien, 12 attentats » sur l’affiche rouge ; Wolf Wajsbrot, « Juif polonais, 1 attentat, 3 déraillements » sur l’affiche rouge, 18 ans ; Rino Della Negra, français d’une famille d’immigrés italiens, 19 ans ; Willy Shapiro, juif polonais, 29 ans ; Armenak Arpen Manoukian, arménien, 44 ans.
Avant son exécution, Manouchian adresse une dernière lettre à sa femme :
« Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand [...]. Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur ! À tous ! » - Missak Manouchian
Mémoires et hommages
Mélinée n’aura de cesse d'honorer la mémoire de son mari et de garantir sa reconnaissance après sa mort. Elle publiera plusieurs recueils de ses poèmes en arménien et fondera l'Amicale des anciens résistants français d’origine arménienne.
Un décret du 30 juin 1946 lui permettra d’obtenir la nationalité française « au titre de résistant ou de résident installé depuis 1939 », à l'instar de milliers d’immigrés. Le 31 décembre 1986, elle est faite chevalier de la Légion d'honneur. Elle mourra le 6 décembre 1989 à Paris.
En 1955, à l’occasion de l’inauguration d’une rue du Groupe-Manouchian dans le XXe arrondissement de Paris, Louis Aragon écrit le poème « Strophes pour se souvenir ». Intégré dans le recueil Le Roman inachevé, il s'inspire de la dernière lettre de Missak à Mélinée. Il en reprend littéralement certains passages et en invente d’autres :
« Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent. Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps. Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant. Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir. Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant. » - Louis Aragon, Le Roman inachevé, éditions Gallimard, 1956
Au tout début des années 1960, Monique Monelli, puis Léo Ferré proposeront des interprétations du poème d'Aragon.
Le 21 février 2024, Missak et Mélinée Manouchian ont fait leur entrée au Panthéon sur décision du président de la République. Ce moment ne marque pas seulement l'hommage à deux résistants, mais également à l'ensemble des membres du groupe.

Aux côtés des plus illustres personnages qui ont marqué l’Histoire de notre nation, un hommage solennel est rendu à ces étrangers qui, pendant les sombres années de la Seconde Guerre mondiale, ont embrassé les valeurs de la République française, ont pris les armes pour défendre leur pays d’adoption, certains allant jusqu’au sacrifice ultime : mourir pour la France.