En mai 1957, le 22e salon de l’aéronautique au salon du Bourget marque le retour au premier plan de l’industrie aéronautique française. Le monde entier découvre les plus grandes réalisations technologiques françaises, concrétisant plus d’une décennie de recherche. Ingénieurs et constructeurs français sont glorifiés à cette occasion. Mais ce qui est passé sous silence, c’est la contribution prépondérante de nazis Allemands à ces grandes avancées industrielles et militaires. Sur décision du Général de Gaulle, la France s’est, en effet, lancée dès 1944 dans une course effrénée avec ses alliés américains, soviétiques et anglais pour recruter les plus grands scientifiques allemands, avec un objectif essentiel : redonner à la France les moyens de son indépendance et lui permettre de retrouver son statut de grande puissance économique et militaire mondiale.
Pourquoi et comment ont-ils été recrutés ?
Un objectif : le redressement de la France
Dès 1944, la France pense à la reconstruction du pays et au redressement national de l’après-guerre. Un des moyens pour atteindre cet objectif passe par le recrutement de scientifiques allemands. L’Allemagne a en effet démontré avant et pendant la guerre qu’elle disposait des meilleurs experts dans de nombreux domaines techniques.
Le but de l’opération est d’interroger ces experts, récupérer le fruit de leurs travaux, et si possible les convaincre de travailler au bénéfice de la France. Elle s’accompagne du transfert d’équipements et laboratoires allemands vers la métropole.
Ces ingénieurs suscitent également la convoitise des Américains, Soviétiques et Anglais. Une course effrénée s’engage entre alliés pour mettre la main sur ces précieuses compétences humaines et ressources matérielles.
Une concurrence féroce entre alliés
Du côté américain, l’opération Paperclip est menée par l'état-major de l'armée des États-Unis. Des moyens considérables sont mis en œuvre. Chaque corps d’armée dispose de ses propres ressources : pour la seule armée de l’air, 200 enquêteurs fouillent l’Allemagne à la recherche des scientifiques. En 1946, une opération équivalente dénommée opération Osoaviakhim est lancée en URSS. Les deux grandes puissances anticipent déjà leur future rivalité.
La France ne bénéficie pas de moyens aussi importants et souffre d’un handicap majeur : ayant collaboré avec l’Allemagne, elle n’a initialement pas l’autorisation d’occuper le territoire allemand. L’opération doit donc être menée rapidement mais aussi très discrètement. Des unités propres à chaque corps d’armée sont dédiées à la recherche des scientifiques et se mêlent discrètement aux armées françaises lors de leur invasion de l’Allemagne.
Le célèbre physicien français Yves Rocard, conseiller scientifique du Général de Gaulle et père de Michel Rocard, prend part à l’organisation de ces missions de recherche après avoir méticuleusement recensé les noms des scientifiques, leurs fonctions et leurs travaux.
Le mois de juillet 1945 marque un tournant dans l’opération : le Général de Gaulle obtient l’autorisation d’occuper une partie de l’Allemagne.
Le pays est finalement divisé en quatre zones entre Américains, Anglais, Soviétiques et Français.
La zone autorisée à la France couvre notamment le lac de Constance au bord duquel ont été installés de nombreux laboratoires dans lesquels travaillent des centaines de réfugiés scientifiques allemands.
Mais pour arriver à leurs fins, les alliés n’hésitent pas à intervenir dans les zones qui ne leur sont pas attribuées. Tous les coups sont permis : des scientifiques disparaissent mystérieusement, des enlèvements sont parfois organisés. Ainsi, les services secrets américains organisent l’évasion de la zone française d’ingénieurs spécialistes dans les torpilles sur lesquels les Français avaient mis la main.
L’attrait de l’offre française
Pour convaincre les scientifiques allemands de rester au service de la France, les propositions généreuses ne manquent pas : logement à loyer modéré, salaire attractif, avantages en nature (bois de chauffage, cartes de rationnement…), documents français assurant la protection de leur famille, liberté de circuler avec possibilité de se rendre en Allemagne, etc.
Certains ingénieurs viennent de leur propre gré proposer leurs services à la France : ils n’ont en effet plus les moyens matériels d’exercer leur métier en Allemagne et sont séduits par les conditions proposées par la France.
D’autres encore, conscients d’être en position de force, n’hésitent pas à négocier, voire à faire monter les enchères entre les alliés. C’est le cas de Hermann Oestrich, l’un des concepteurs des tout premiers moteurs à réaction qui ont équipé les bombardiers ME262. Il a ainsi négocié 5% du prix de vente de chaque exemplaire de moteur à réaction mis au point par son équipe sur le site SNECMA de Decize dans la Nièvre.
Qui étaient ces personnes tant convoitées ?
De grands dirigeants des industries militaires
Certains dirigeants d’entreprises allemandes, après avoir mis toute leur compétence et leur énergie au service de leur pays pendant la guerre, ont ainsi apporté, après la capitulation de l’Allemagne, leur concours au redressement de leurs ennemis de la veille.
Un des plus emblématiques est Ferdinand Porsche, patron des moteurs Porsche et proche d’Hitler pour lequel il a fabriqué ses avions, ses chars et beaucoup de matériel de guerre. En 1945, il est invité par la France à rencontrer des techniciens des usines françaises de Renault en vue d’apporter son expertise pour la fabrication de la future 4 CV. Peu de temps après avoir démarré son activité à Baden-Baden (alors capitale de la zone française d'occupation de l'Allemagne), il est arrêté en raison de son soutien au IIIe Reich et emprisonné à Baden-Baden.
Willy Messerschmitt, fournisseur des avions de la Luftwaffe et inventeur du 1er avion à réaction du monde, a été capturé par un commando français alors qu’il était sur le point d’être évacué par une unité SS vers la Suisse. Les Français ont pu récupérer ses archives (au fond d’un lac dans le Tyrol), l’interroger et copier ses travaux avant d’être obligés de le céder aux Américains.
Des experts au service du IIIe Reich
Avant d’être recrutés par les alliés, ces scientifiques ont travaillé au service de l’armée allemande. Plusieurs milliers ont commencé leur carrière à Peenemünde au nord de l’Allemagne, dans un gigantesque centre de recherche et d'essais en vol. C’est sur ce site de haute technologie que sont conçus les nouveaux engins militaires : fusées, avions à réaction, roquettes antiaériennes, etc. et notamment les fameux missiles balistiques V1 et V2 sous la direction de Wernher von Braun.
La quasi-totalité de ces ingénieurs est inconnue du grand public.
Etaient-ils des nazis ? Si « quasiment toute l’Allemagne était nazie à cette période » selon l’ingénieure allemande Ursula Meindl qui a travaillé dans les usines d'armement du IIIe Reich, il convient de noter que la plupart de ces savants étaient probablement peu engagés dans le régime nazi, sinon peu informés de l’ampleur des atrocités commises par celui-ci.
Certains restent malgré tout tristement célèbres pour leur implication dans les abominations du IIIème Reich. Ce lourd passé n’a cependant pas constitué un obstacle à leur recrutement, d’autant plus si leur apport scientifique était jugé précieux.
L’un des exemples les plus significatifs est le chimiste Otto Ambros, ami personnel d’Himmler, qui a donné son feu vert à l’utilisation du Zyklon B, gaz utilisé pour l’extermination des Juifs à Auschwitz. Placé sur la liste des criminels de guerre, il est embauché à la libération dans une entreprise de chimie française avant d’être livré aux Américains. Ses antécédents nazis et sa condamnation en 1947 à 8 ans de prison ne l’ont pas empêché d’être recruté, à sa sortie de prison en 1951, comme conseiller pour l'U.S. Army dans le cadre de son programme d’armes chimiques.
Quels sites ont accueilli ces ingénieurs allemands ?
Une implantation sur l’ensemble du territoire
Les sites en France qui ont employé ces experts sont répartis sur l’ensemble du territoire français. Chacun est spécialisé dans un domaine : fusée et moteur de char à Vernon, moteur à réaction à Decize, avion de chasse à Melun, sous-marin à Cherbourg.
Le site symbolique de Vernon
Dès 1946, le Laboratoire de Recherches Balistiques et Aérodynamiques (LRBA) est installé à l’écart de la ville de Vernon dans l’Eure. Ce site accueille des dizaines d’ingénieurs allemands dont beaucoup ont participé à la conception du missile V2 sur le site de Peenemünde en Allemagne, et parmi eux Heinz Bringer un des proches collaborateurs de Wernher Von Braun.
Recrutés par la France, ils ont pour mission de concevoir des équipements de haute technologie tels une fusée ou un moteur de char. Pour cela, une soufflerie, des stands d’essais et bien d‘autres moyens sont mis à leur disposition.
Ces spécialistes ainsi que leur famille sont logés dans 150 pavillons spécialement construits pour leurs besoins. Alors que la ville de Vernon, bombardée en 1940, n’est pas encore reconstruite, ce traitement de faveur est mal ressenti par la population locale, mais, avec le temps, la situation finit par être mieux acceptée. Les familles allemandes apprécient les conditions de vie offertes, même si elles vivent essentiellement à l'écart des Français.
Quel bilan ?
Un phénomène encore difficilement quantifiable
L’omerta qui persiste encore aujourd’hui et la classification secret défense des archives expliquent les raisons pour lesquelles peu de données fiables sont disponibles pour évaluer l’ampleur du recrutement des ingénieurs allemands. Les estimations qui reviennent le plus souvent sont de 4 000 à 5 000 scientifiques pour la France, 1 500 pour les Etats-Unis et plus de 10 000 pour l’URSS.
Les bénéfices pour la recherche et l’industrie en France
A la fin des années 50, les fruits de la collaboration se concrétisent. On estime que l’apport des Allemands a fait gagner à la France 10 à 15 précieuses années de recherche et développement. Les premiers sous-marins nucléaires Français doivent beaucoup à l’apport allemand. Le premier moteur à réaction français a été conçu par Hermann Oestrich à Decize. Dans le domaine spatial, la fusée Véronique a grandement bénéficié de l'expertise allemande. Sans Karl-Heinz Bringer et les autres ingénieurs allemands qui ont mis au point le moteur de la fusée Ariane, la France ne serait sans doute jamais devenue la troisième puissance aérospatiale au monde.
La fin de la collaboration
L’opération Paperclip est arrêtée en 1957, lorsque l'Allemagne de l'Ouest se plaint auprès du gouvernement des États-Unis de la privation de ses compétences scientifiques. L'opération Paperclip est rendue publique en 1973.En France, la plupart sont repartis à la même époque. L’Allemagne dans les années 1960 a été en mesure de proposer à nouveau à ses concitoyens des postes équivalents.
Un secret encore bien gardé
Cette mainmise sur le savoir-faire allemand a toujours été cachée au grand public. Les contrats de travail signés avec le ministère de l'Armement interdisaient aux recrues allemandes de parler de leurs travaux, sinon ils risquaient la peine capitale. Cette loi du silence peut s’expliquer en raison du passé inavouable de certains scientifiques, mais également par orgueil national. Difficile en effet d’admettre que les grands succès de l’industrie civile et militaire sont en grande partie dus au génie des ingénieurs allemands. Un récit revisité du redressement national que la France ne semble toujours pas prête à remettre en cause.