Richard Sorge, un communiste de l’ombre
- Jeanne Le Nocher
- 25 mai
- 5 min de lecture

Richard Sorge, un personnage dit « romanesque » du XXème siècle, occupe une place à part. Il appartient à cette génération de communistes, « née de et contre la guerre », pour reprendre l’expression forgée par l’historienne Annie Kriegel. Une guerre ne se joue pas que sur un champ de bataille, elle est orchestrée dans l’ombre.
Une vie loin de la lumière
Un parcours hors du commun
Né le 4 octobre 1895 en Azerbaïdjan d’un père allemand et d’une mère russe, Richard Sorge passe son enfance en Allemagne, où sa famille s’installe alors qu’il n’a que trois ans. Il s’engage dans l’armée allemande lors de la Première Guerre mondiale où il sera grièvement blessé. Très rapidement, il se dévoue pour le communisme après avoir lu Marx et rejoint en 1919 le Parti communiste allemand (KPD). Il poursuit des études en sciences politiques à Berlin, Kiel et Hambourg, où il obtient un doctorat en 1920.
Ses convictions révolutionnaires attirent l’attention des autorités allemandes, le forçant à fuir en URSS en 1924. Là, il est recruté par le Komintern (première structure institutionnelle du mouvement communiste international) et rejoint les services secrets soviétiques. Il intègre le GRU en 1927 selon certaines sources, 1930 selon d’autres, où il est formé aux techniques d’espionnage.
Un espion au centre du pouvoir japonais
Sorge commence sa carrière d’espion en Chine, où il se forge un réseau d’informateurs tout en adoptant une fausse identité. Il comprend rapidement que la clé de son succès réside dans la crédibilité de sa couverture.
En 1933, il est envoyé tout d’abord à Berlin, sous le nom de code « Ramsay », afin de nouer des contacts dans le troisième Reich, puis, en décembre, au Japon, pays stratégique pour le GRU. Son objectif : s’infiltrer au plus haut niveau du pouvoir et recueillir des informations sur les intentions militaires de Tokyo. Pour ce faire, il adopte l’identité d’un journaliste allemand et devient correspondant pour plusieurs grands quotidiens. Pour construire sa couverture, il va jusqu’à adhérer au parti nazi, afin de renforcer sa couverture, et se voit ouvrir les portes de l’ambassade d’Allemagne à Tokyo. Son charisme, sa culture et son intelligence lui permettent de s’intégrer auprès de grandes figures de l’ombre. Il se munit de plusieurs cartes pour s'imposer chez l'ennemi : l'intelligence, la chaleur humaine, un goût inné de la provocation et une propension à finir ses soirées dans un état éthylique avancé. Richard Sorge s’introduit dans les milieux diplomatiques et militaires japonais.
Il fait connaissance avec le colonel Eugen Ott, l’attaché militaire de l’ambassade, qui devient malgré lui un de ses informateurs les plus importants. Ott a apprécié la perspicacité de l’espion sur les questions japonaises et en a fait un conseiller de confiance. Avec cette carte, Sorge a eu accès à des informations classifiées et a même écrit les rapports que Ott a envoyés au haut commandement à Berlin. Il exerce une influence considérable auprès des autres diplomates de l’ambassade, qui se renforcera encore avec la prise de poste d’ambassadeur d’Ott en 1938. Sorge tisse un réseau d’informateurs puissants, comme Ozaki Hotsumi, un journaliste influent, sympathisant communiste et proche des membres du cercle restreint du premier ministre Konoe Fumimaro. Hotsumi lui fournit des informations classifiées.
Face à la Wehrmacht et le Japon
Dès 1936, Sorge envoie à Moscou un signal d’alerte à propos des négociations secrètes de l’Allemagne avec le Japon qui ont débouché sur la signature d’un traité anticommuniste, le Pacte anti-Komintern, visant à contrer l’influence soviétique. Ce renseignement, déclenchant une forte inquiétude de la part de Staline, aurait influencé sa décision de conclure, en 1939, le pacte de non-agression germano-soviétique avec Hitler, dans le but de préserver l’URSS d’un conflit sur plusieurs fronts.
Cependant, la partie n’est pas finie. Sorge discerne la présence de forces allemandes aux portes du territoire de l’URSS, et tente d’alerter Moscou de la menace imminente, mais Staline refuse d'y croire. Cela aboutit à l’opération Barbarossa, le 22 juin 1941, prenant en dépourvu l’URSS. L’assaut allemand affaiblit Moscou.
Staline craint une attaque simultanée du Japon, allié de l’Allemagne. Conscient de cette menace, Sorge, grâce aux fuites du réseau d’Ozaki, informe Moscou des avancées du gouvernement japonais et envoie un message décisif : le Japon a décidé de ne pas attaquer l’URSS. L’Armée rouge stoppe l’avancée allemande et lance, le 6 décembre 1941, une contre-offensive qui marque le premier échec majeur de la Wehrmacht depuis le début du conflit.
Révélé au grand jour
Un espion démasqué
Sorge a accompli sa mission, mais il ne pourra jamais la célébrer. La police japonaise démantèle son réseau d’espionnage, le 14 octobre 1941, Ozaki est arrêté et interrogé, et le 18 octobre, c’est Sorge qui est arrêté à son domicile. Il avoue ses activités sous la torture et est jugé pour espionnage.
Tokyo propose alors à l’URSS un échange de prisonniers : Sorge contre des espions japonais détenus en Union soviétique. La réponse du Kremlin, austère, marque la fin : « Nous ne connaissons pas Richard Sorge. » Staline préfère abandonner son agent ! En raison des pratiques du NKVD ( Commissariat du peuple aux Affaires intérieures, chargé de combattre le crime et de maintenir l'ordre public), qui ne reconnaissait jamais ses agents capturés, Sorge est abandonné, condamné à mort et pendu le 7 novembre 1944. Il faut attendre 1964, sous Khrouchtchev, pour que l’URSS le réhabilite, et lui décerne le titre de Héros de l’Union soviétique. Son rôle dans la Seconde Guerre mondiale, bien que décisif, possède encore une part d’ombre.

Sorge, un héritage de la guerre
Espion brillant, charmeur et audacieux, Richard Sorge a marqué de son empreinte le déroulement du conflit mondial, et a sauvé Moscou, grâce aux échanges avec Staline. Son histoire a contribué à façonner la trajectoire de l’histoire contemporaine. Pour certains, il est un maître espion dont les actions ont contribué à changer le cours de la guerre, un homme dont les sacrifices ont sauvé l’URSS d’un effondrement imminent. Sous Nikita Khrouchtchev, dans les années 1960, l’espion a d’ailleurs été nommé héros national et il a été commémoré avec des statues et d’autres honneurs. Pour d’autres, il demeure un personnage insaisissable, dont les motivations profondes restent floues. De Tokyo à Moscou, en passant par Berlin, et même dans les aventures de James Bond, son héritage perdure dans les récits d’espionnage et dans les recherches des historiens, qui tentent de lever le voile sur certaines zones d’ombre, pièces majeures de son parcours. Après la guerre, en 1950, Ishii Hanako, la jeune amante de Sorge, a fait transférer sa dépouille sur un terrain du cimetière de Tama, dans l’ouest de Tokyo. Depuis 2000, Sorge repose désormais aux côtés de sa bien-aimée. Son histoire continue de hanter les couloirs du renseignement et de nourrir la fascination.
